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Uber, les lobbyistes et la démocratie

Les révélations des Uber Files réactivent la question de l’influence des groupes de pression sur le processus de décision politique. «Il s’agit d’une attaque au fonctionnement de notre Etat de droit», selon le syndicaliste Umberto Bandiera, qui rappelle qu’en matière de réglementation du lobbyisme, la Suisse est assez mal outillée.
Suisse

Depuis le 10 juillet 2022, plus de 120 000 documents confidentiels de l’entreprise étasunienne Uber ont été révélés à la presse internationale. Il s’agit d’emails, présentations PowerPoint, messages SMS ou sur les réseaux sociaux. Les Uber Files ont tout de suite eu l’effet d’une bombe dans plusieurs pays européens (notamment en France) et aux Etats-Unis: l’opinion publique pouvait finalement connaître les pratiques douteuses utilisées par la multinationale pour son expansion mondiale entre 2013 et 2017. A l’origine de cette incroyable fuite d’informations, Mark MacGann, un des plus importants représentants de la société étasunienne à l’époque. Il a encore révélé ces derniers jours que grâce aux énormes investissements privés reçus par des fonds et des banques, Uber pouvait dépenser plus de 90 millions de dollars par année pour «influencer» les gouvernements du monde entier. Et pas que les gouvernements. Journalistes, avocats, professeurs universitaires, la liste des «ami·es» est apparemment très longue. Sans surprise pour celles et ceux qui connaissent bien le dossier.

Concernant le chapitre helvétique des Uber Files, après de longs mois d’attente, les premières informations ont finalement vu le jour. Tamedia, le seul partenaire suisse du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ – qui est en possession de l’ensemble des documents fuités), a rendu publiques les révélations concernant un éventuel accord1>lire l’article de Christiane Pasteur en page 5 de cette édition. entre Uber et Pierre Maudet (conseiller d’Etat genevois chargé de l’Economie à l’époque). Pour une question de transparence, il est vrai que ces documents devraient pour le moins être mis à disposition de l’ensemble des médias suisses. Il est fort probable que d’autres élu·es puissent y apparaître et il serait plus sain que l’opinion publique en soit complètement informée. D’un autre côté, le contenu des rapports et des messages des responsables suisses d’Uber à propos de leurs discussions avec le magistrat genevois nous laisse sidéré·es devant leur gravité. Si un dirigeant d’entreprise se permet de dire «[…] Nous ne voulons pas nous soumettre à cette obligation [la nouvelle loi cantonale], car nous devrions payer les cotisations sociales des chauffeurs. Et notre modèle économique ne serait plus viable», c’est que la situation est vraiment dangereuse pour notre démocratie. Il ne s’agit plus de lobbyisme agressif, mais d’une attaque au fonctionnement de notre Etat de droit.

En mars 2019, Transparency International a publié un rapport très sévère sur le lobbyisme au parlement2>Cf. Philippe Boeglin, «Lobbies dans le viseur», Le Courrier, 1er mars 2019.. La Suisse y était considérée comme «médiocre» et classée onzième sur dix-neuf pays examinés. Les auteurs de ce rapport avaient indiqué trois critères déterminants pour la qualité et la légitimité du lobbying: la transparence, l’intégrité et l’équité d’accès. Ils y avaient trouvé de graves lacunes dans tous les domaines, avec d’importantes zones d’ombre, de l’opacité et de la discrimination à plusieurs niveaux. Le rapport indiquait une priorité absolue: améliorer la transparence de la totalité du processus de décision politique («empreinte législative») en créant une documentation accessible au public des interventions des lobbyistes. Le parlement est encore en train d’y réfléchir…

Le scandale d’Uber peut-il être considéré comme l’arbre qui cache la forêt? Dans notre pays, l’activité des lobbies n’est pas bien réglementée, mais elle a pris une place de plus en plus importante à tous les niveaux du processus décisionnel en politique. En soi, la pratique n’est pas à condamner: dans un monde parfait, il est normal que celles et ceux qui défendent des intérêts particuliers puissent porter leur vision à qui doit prendre des décisions pour l’ensemble de la communauté. Mais dans le monde réel, lorsqu’une grande société privée ou une multinationale décide de s’imposer sur le marché ou d’obtenir une décision favorable, elle ne se limite pas à porter seulement une vision, elle utilise tous les moyens pour avoir ce qu’elle demande. Légalement ou pas. C’est une des premières conclusions des Uber Files. Jusqu’au prochain épisode.

Notes[+]

* Secrétaire syndical, Genève.

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