Réconcilier l’agriculture et l’écologie
Au mois de septembre, une (petite) partie des habitant·es de notre pays s’est à nouveau exprimée sur le monde agricole avec l’initiative «Non à l’élevage intensif». Cette votation s’inscrit dans un contexte plus vaste de questionnement du monde agricole, marqué entre autres par de nombreuses initiatives ces dernières années1>«Pour une eau potable propre et une alimentation saine» et «Pour une Suisse libérée des pesticides de synthèse» en juin 2022, «Pour la dignité des animaux de rente», «Pour la souveraineté alimentaire» et «Pour des aliments équitables» en 2018, ou encore «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires» en 2016. ainsi que par un raidissement des positions. Et si les tensions entre le monde agricole et l’écologie masquaient un problème plus profond?
Force est de constater que ces différentes initiatives étaient largement justifiées sur les plans éthique et écologique – ce qui s’est traduit, selon les sondages, par des taux d’acceptation massifs avant le début des campagnes respectives. En effet, l’agriculture actuelle pose de nombreux problèmes. Ainsi, même si les quantités de pesticides ont diminué significativement ces dernières décennies, l’Institut fédéral de recherche sur l’eau (Eawag) signalait il y a quelques années avoir trouvé un «cocktail de pesticides dans les eaux suisses» et «qu’une grande partie de la pollution actuelle en pesticides était imputable aux produits phytosanitaires de l’agriculture»2>Eawag, «Cocktail de pesticides dans les rivières suisses», 05.03.2014.. De son côté, l’Office fédéral de l’environnement signale que «tous secteurs confondus, c’est dans le secteur de l’agriculture que les émissions de méthane et de protoxyde d’azote sont les plus élevées»3>OFEV, «Emissions de gaz à effet de serre générées par l’agriculture», 11.04.2022., deux gaz dont l’effet de serre est beaucoup plus important que celui du gaz carbonique.
Une situation compliquée
Rappelons encore que la Suisse doit importer environ la moitié de sa nourriture et que la moitié produite en Suisse l’est grâce à des importations massives de pétrole et autres intrants issus de l’industrie pétrolière, en particulier les engrais, ou encore que les animaux – bien que «nos» exploitations demeurent moins gigantesques que chez certains de nos voisins – ne vivent pas dans des conditions que l’on peut décemment qualifier de respectueuses.
Aucune raison éthique ne permet de justifier les pollutions des sols, de l’air et des eaux, les maltraitances animales, l’exploitation de personnes ou de la nature – ici ou ailleurs – et surtout pas celle qui consiste à dire que c’est pire ailleurs. Même si cela est exact, cette logique relativiste n’est pas une justification éthiquement acceptable. Notre agriculture doit sans conteste évoluer vers un fonctionnement beaucoup plus respectueux des humains et de la nature.
Il est cependant indéniable que la situation des agricultrices et des agriculteurs est difficile. Ainsi, un millier de fermes disparaissent chaque année en Suisse, soit deux ou trois chaque jour. En vingt ans, le tiers des exploitations agricoles suisses a disparu. Les personnes actives dans l’agriculture ont également des revenus inférieurs à ceux des autres secteurs tout en travaillant en moyenne un plus grand nombre d’heures.
Les salaires officiels dans le secteur agricole vont de 3300 francs par mois pour un·e employé·e temporaire ou sans expérience à 6300 francs pour un·e chef·fe d’exploitation de plus de cinq ans d’expérience, diplômé·e d’une école supérieure, pour une cinquantaine d’heures de travail hebdomadaires4>Union suisse des paysans, «Directives salariales, 2021»..
Début septembre, une enquête de la RTS dénonçait d’ailleurs «des conditions de travail choquantes dans l’agriculture suisse», en précisant que «pour faire face aux pics saisonniers, certains agriculteurs recourent à des ouvriers étrangers employés et logés dans des conditions misérables» et payés moins de 15 francs de l’heure.5>Gabriel Tejedor & Linda Bourget, «Des conditions de travail choquantes dans l’agriculture suisse», RTS, 07.09.2022. L’enquête signale un revenu médian de chef·fe d’exploitation tournant autour de 5000 francs mensuels, soit largement en dessous du salaire suisse moyen, qui s’élève aux environs de 6500 francs. Avec néanmoins des différences très fortes entre, par exemple, les grosses exploitations de plaine qui génèrent des revenus confortables et la petite paysannerie de montagne qui peut vivre très en dessous des minima sociaux.
De plus, si on a largement parlé de la question du suicide paysan dans plusieurs pays (en France ou en Inde par exemple), on semble manquer de statistiques en Suisse. Un article de Femina signalait néanmoins il y a trois ans, en s’appuyant sur une publication de l’Université de Berne, que «le risque de suicide est 37% plus élevé chez les paysans que dans le reste de la population suisse»6>Julien Pidoux, «‘On est loin du rêve bobo!’ Le quotidien des paysannes suisses en 2018», Femina, 03.12.2018.. Des député·es se sont également ému·es de la santé des agriculteurs dans une interpellation au Conseil fédéral précisant que «selon une étude réalisée en 2017 par Agroscope et par la Haute école des sciences appliquées de Zurich, les agriculteurs sont plus souvent victimes de burn-out que la moyenne de la population»7>Assemblée fédérale, Interpellation «Lutter contre le burn-out et le suicide des agriculteurs», 21.03.2019..
Une faible productivité
La situation des agriculteurs et des agricultrices est de fait compliquée. Les prix de vente de leurs produits n’ont guère évolué depuis plusieurs dizaines d’années, tirés vers le bas par la compétition internationale et la pression des géants de la distribution comme Coop et Migros8>Selon l’enquête «Omerta dans le maraîchage» de la FRC, publiée le 5 octobre 2022, «le prix payé au maraîcher ne couvre pas toujours ses coûts» et «la marge des géants oranges peut peser d’une manière démesurée dans le prix final»., alors que leurs coûts de production sont élevés et en constante augmentation de par la relative petitesse des exploitations, le coût de la main d’œuvre et des intrants et de par ceux liés au respect de normes souvent insuffisantes mais néanmoins généralement plus strictes qu’ailleurs. La part du budget que les ménages suisses consacrent à l’alimentation n’a quant à lui pas cessé de diminuer, ayant passé au-dessous des 10%, soit la proportion la plus faible qu’aucune société n’ait jamais consacré à son alimentation.
Pour comprendre cette situation, il faut rappeler que la part du PIB due à l’agriculture est de plus en plus faible. Selon Economiesuisse, «l’agriculture et la sylviculture concentrent 3,1% de la population active de notre pays, mais contribuent pour 0,7% à sa production économique totale. Cet écart se traduit par une productivité du travail relativement faible, de quelque 45’000 francs par poste à plein temps (en 2016), soit environ un tiers de la productivité moyenne dans l’économie helvétique»9>Economiesuisse, «Quel est le poids actuel de l’agriculture suisse, en chiffres?», 11.02.2019..
Cette citation éclaire assez bien le problème. L’économie suisse dépend principalement d’exportations de services (banques et assurances), de produits à haute valeur ajoutée (chimie, mécanique de précision) et elle a besoin d’une grande ouverture des marchés mondiaux pour que Crédit Suisse, Zurich assurance ou Syngenta puissent vendre leurs produits à l’international. En contrepartie, la Suisse doit ouvrir son propre marché, par exemple pour les produits agricoles dans lesquels elle est désavantagée par sa réalité géographique et sociale.
Elle doit donc tenter de concilier l’inconciliable, ne pouvant se permettre de trop protéger son agriculture (ce qui risquerait de lui fermer des marchés), mais ne pouvant la lâcher complètement, elle doit trouver la manière de la soutenir sans que cela se traduise par des aides qui apporteraient des «distorsions» inacceptables aux yeux de l’Organisation mondiale du commerce. Elle verse donc des subventions aux agriculteur·trices (de l’ordre de 3 à 4 milliards de francs par année, qui bénéficient en premier lieu à l’industrie agricole, à la grande distribution et à quelques agro-industries de plaine), en échange de «services systémiques», comme par exemple la protection de la biodiversité et des paysages.
Le prix des produits agricoles étant trop faible, les paysan·nes ne peuvent plus se passer de ces subventions, qui apportent en moyenne la moitié des revenus d’une exploitation. En contrepartie, ils et elles se voient imposer des normes et des prestations qui ne correspondent souvent pas à l’idée qu’ils et elles se font de leur propre travail… ni à la réalité vantée par la publicité!
Le beurre ou l’argent du beurre
Les deux camps qui s’affrontent ainsi sur l’agriculture de manière de plus en plus virulente ont ainsi tort et raison à la fois. La majorité des paysan·nes ont tort lorsqu’ils et elles refusent de voir que l’agriculture actuelle n’est pas soutenable, mais ont bien raison de se faire du souci pour leur avenir. Les écologistes ont raison de critiquer l’agriculture actuelle, mais beaucoup ont le tort de ne pas reconnaître les réalités et les difficultés paysannes. Les dernières votations – aux campagnes parfois très agressives – ont creusé ces divergences, alors que le problème de fond est finalement assez simple: on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Les problèmes de l’agriculture ne sont pas ceux des paysans et des paysannes, mais ceux de l’ensemble de la société. On a l’agriculture que l’on mérite!
Or, on ne peut pas avoir une agriculture productiviste qui permet de ne consacrer qu’une fraction de son budget à sa nourriture et lui demander de respecter des conditions sociales et écologiques élevées. L’agriculture «moderne» n’est simplement pas compatible avec l’écologie. Il existe une incompatibilité fondamentale entre le système industriel et le respect de la nature et des humains.
La nécessaire réconciliation entre agriculture et écologie passe donc par un changement de système, afin d’aller vers des sociétés dans lesquelles ce domaine fondamental qu’est la production de notre nourriture retrouve la place centrale qu’il aurait dû conserver. A court terme, le développement des circuits courts et des contacts directs entre producteurs et consommateurs semble l’une des pistes les plus prometteuses. Mais à moyen et long terme, il n’y aura pas de véritable solution sans sortie du capitalisme. Il s’agit de vivre plus simple ment, de consacrer beaucoup plus de temps et de moyens à l’agriculture – et donc de se passer d’autres choses – afin de concilier des produits de qualité avec le respect des humains et de la nature. Et pour la construction de ce monde nouveau, paysans et écologistes ne peuvent que s’associer.
Notes
Article paru sous le titre «Pour dépasser les tensions» dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°61, nov.-déc. 2022, www.achetezmoins.ch/