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Confession d’un assassin de fan zone

L’IMPOLIGRAPHE

J’avoue: je suis au nombre de ces manipulateurs masqués (assez mal masqués, d’ailleurs, puisqu’on a pu révéler nos identités) ayant encouragé une «minorité bruyante» à injurier et menacer le gentil organisateur de la fan zone genevoise de la Coupe du monde de foot au Qatar, au point de le pousser au renoncement à l’organiser, sa fan zone. Bon, c’est surtout parce qu’il s’est rendu compte qu’elle n’allait rien lui rapporter et qu’elle allait même lui coûter, vu que les exploitants des bars et les annonceurs prévus s’étaient débinés, que le gentil organisateur a décidé de ne rien organiser, mais on a tout de même vu se répandre sur les rézos l’hypothèse que des groupes lourdement armés de mauvaises intentions étaient prêts, à notre appel à nous, manipulateurs sournoisement tapis dans l’ombre, à se lancer sur les gentils commerçants et les gentils supporters… Nos Black Blocks, quoi… Mais voyez, jeunes gens, les ravages du temps: à 18 ans, on lance des cocktails Molotov, à 70 ans, on lance des pétitions. Et l’étrange, l’ironique, est bien que la pétition, ce vieux droit démocratique d’avant même la démocratie, ce premier droit d’en bas, puisse, finalement, avoir plus d’effet que le cocktail Molotov.

Terroristes, donc, quasiment. Et traîtres à la patrie, aussi, vu qu’entre le Qatar et la Suisse, c’est une belle histoire d’amour. Bon, pas si belle qu’entre le Qatar et la France, on est plus réservés chez nous, les délires de la passion, c’est pas vraiment notre verre de fendant (quoique, dans Ramuz, y’en ait des belles, de passions…), mais quand même… Quand notre ministre des Finances démissionnaire, Ueli Maurer, rencontre son homologue qatari à Zurich, en septembre dernier, sous le signe du «dynamisme économique» des relations de la Confédération et de l’Emirat, on sent que le courant passe. Et que c’est pas du courant alternatif, mais du courant continu. Alors bien sûr, le Qatar n’est que notre 63e partenaire commercial dans le monde, mais c’est déjà le cinquième de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, ça pourrait bien devenir le troisième et on y trouve déjà une trentaine d’entreprises suisses, qui y emploient un millier de personnes. Et il aime beaucoup notre horlogerie de luxe, et nos métaux précieux, le Qatar. Et notre matériel militaire, aussi: dans le seul premier semestre de cette année, on lui en a vendu pour 117,5 millions, notamment des systèmes de défense antiaérienne pour protéger les stades pendant la compétition (des retombées de ballons shootés trop haut, sans doute) et de munitions pour les canons des avions de combat qataris… Il aime aussi nos hôtels de luxe, le Qatar. Il les aime tellement qu’il les rachète (il y a mis un milliard): il s’est offert le Royal Savoy à Lausanne, le Schweizerhof à Berne, le Bürgenstock à Lucerne. Et il a mis un grand pied dans le Credit Suisse, et a même récupéré le Salon de l’auto de Genève, qui se tiendra au moins une année sur deux à Doha.

Revenons à nos moutons (noirs), c’est-à-dire à nous, et faisons acte de contrition. Vêtu de sacs et de cordes, la tête couverte de cendres, un cierge à la main, j’avoue: nous sommes quelque chose comme les fils et filles naturel·les de Netchaïev et de la veuve Mao… Ou de Dracula et d’une louve-garou. Des malfaisants nocturnes ne sortant de leur caveau que pour sucer le sang (pur) des malheureux commerçants et supporters et en abreuver les sillons fangeux de nos obsessions moralisatrices – Dracula, la veuve Mao, Netchaïev et la louve-garou ont donc une morale? Sans doute, puisqu’on nous en prête une, solide et totalitaire. Que nous avons imposée au bon peuple qui ne rêvait que d’aller se pinter sur la Plaine en novembre, en beuglant «à mort l’arbitre». Qu’il se rassure, cependant, le bon peuple: une fan zone est morte, vive la fan zone! Si elle ne peut se faire pour le Mondial de foot au Qatar, qu’elle se fasse pour les Jeux asiatiques d’hiver: ils se tiendront en Arabie saoudite, qui vaut bien le Qatar.

Et puis, même pour la fan zone du Mondial, tout n’est pas perdu: l’organisateur de la fan zone a jeté l’éponge? Rien n’empêche personne de la récupérer sans demander d’autorisation à qui que ce soit. Une furieuse envie de lancer une pétition nous tenaille pour que se lève la colère du bon peuple resté sain dans ses plaisirs, droit dans ses bottes et sanglé dans le maillot de son équipe nationale: qu’il la fasse lui-même, sa fan zone, sans la déléguer à quiconque, ni à la Ville ni à un prestataire sous-traitant. Qu’il occupe la Plaine. Qu’il en fasse une ZAD footeuse.

Debout, les damnés de la bière, debout, les forçats du Mondial!

Pascal Holenweg est un conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

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lundi 8 janvier 2018

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