La ville, comment ça marche…
Nous savons depuis longtemps que le piéton est considérable, pour reprendre l’expression d’Isaac Joseph, et pourtant il ne bénéficie pas de toute la considération qu’il mérite. C’est à cette question qu’est consacrée la présente chronique, car à l’heure de la transition écologique dans le domaine des déplacements, du retour en force de la notion de proximité dans le domaine de l’urbanisme – avec en particulier la notion de «ville du quart d’heure» –, le piéton est non seulement considérable, mais il est également devenu un objet d’attention pour les politiques de transport.
La marche est une pratique de la vie quotidienne qui présente bien des qualités: elle est bonne pour la santé, offre la sérendipité de la rencontre de voisinage, remplace potentiellement l’utilisation d’autres moyens de transport polluants, permet d’explorer les aménités urbaines de son quartier de domicile. Assez logiquement compte tenu de toutes ces qualités, favoriser la marche est devenu une injonction des politiques de déplacements et d’urbanisme. Et cette injonction est congruente avec les aspirations des populations urbaines qui, pour une large part d’après nos enquêtes récentes, souhaitent pouvoir se déplacer à pied dans leur vie quotidienne.
Tout va bien dès lors, me direz-vous? Que les politiques publiques invitent à la marche et que les citoyen·nes, usager·ères, habitant·es mettent en pratique leur envie d’arpenter les villes avec leurs pieds… Ce n’est pas si simple, car tout marcheur urbain, petit ou grand, en aura fait l’expérience: marcher est un sport de combat!
Le premier combat est morphologique. Les espaces prévus pour les piétons sont souvent étroits et encombrés de mobilier urbain et de verdure… Comme le relève Renate Albrecher, sociologue au LaSUR (Laboratoire de sociologie urbaine), dans ses travaux, la conception des trottoirs est pensée pour un individu valide qui se déplace seul, à une bonne allure et qui n’est pas gêné dans ses mouvements par des objets qu’il porte ou transporte. Une valise ou des sacs, une poussette d’enfants, un enfant à qui on donne la main, des béquilles, sont autant d’éléments qui rendront le croisement d’autres piétons ou piétonnes difficile sur des trottoirs étroits… Le phénomène est encore renforcé par la présence de nombreux poteaux, poubelles, abribus, arbres et haies souvent débordantes qui réduisent ponctuellement la largeur utile du trottoir.
Le deuxième combat est lié aux pratiques. Une foule d’usagers et d’usagères de la route se retrouve dans les espaces dévolus aux piétons. Bien sûr, ce n’est souvent pas autorisé, mais force est de constater que les livreur·euses, les cyclistes, les adeptes de la trottinette désormais électrique se retrouvent souvent sur le trottoir, tout comme les automobilistes indélicat·es qui s’y garent pour quelques instants. On le comprend bien: les rues et routes où s’écoulent de grands flux automobiles sont jugées dangereuses pour les adeptes des mobilités douces et on se réfugie sur le trottoir… ce qui rend plus difficile les déplacements autonomes à pied des personnes âgées, des enfants et des personnes qui peinent à marcher.
Le troisième combat relève de la priorisation des usages de l’espace public. Combien de fois ne lit-on pas «piétons, veuillez passer sur l’autre trottoir»? Pour maintenir des voies de circulation en cas de chantier, il n’est pas rare d’interrompre une continuité piétonne… De la même manière, combien de minutes ne faut-il pas attendre aux carrefours à feux, même dans les centres urbains, pour voir enfin s’allumer le petit bonhomme vert? Souvent, l’injonction à la marche butte sur le fait que le piéton n’est pas prioritaire dans la gestion des flux, par rapport à l’automobiliste en particulier.
Depuis quelques années, malgré les bonnes volontés, la marche comme moyen de se déplacer dans la vie quotidienne stagne dans la grande majorité des villes européennes. Dépasser cet état de fait et activer le grand potentiel que représente ce moyen de transport nécessite de revoir les normes de dimensionnement et de partage des voiries. Il s’agit de rendre les cheminements piétonniers ergonomiques et généreux, pour permettre à toutes et à tous de s’y déplacer de façon aisée, quelle que soit sa vulnérabilité. Si la marche est réellement une volonté politique, le partage de l’espace public devrait le refléter, et si la ville du quart d’heure est plus qu’un slogan, alors une bonne part des espaces dévolus à l’automobile devrait revenir à la marche. Le piéton et la piétonne deviendraient alors réellement à la fois considérables et considérés!
* Sociologue, LaSUR EPFL.