Blanes, te quiero!
L’été, on cherche désespérément un endroit ombragé qui ne soit pas une propriété privée, en rêvant à l’espace qui, à l’inverse, serait vraiment public, gratuit, accessible à tous, trader à la pause ou sans abri. Un espace à la publicité ordinaire, mais aux infinis potentiels d’usages, un espace pourtant non designé, peu construit, non planifié pour la fonction multiple, la convertibilité, ni même la durabilité, un espace ni vert, ni gris. Comme le parking gratuit de Blanes où j’ai débuté la période de canicules.
Située entre deux destinations Airbnb majeures, Salou, au sud de Barcelone, et Lloret de Mar, au nord, Blanes est pourtant un angle mort balnéaire. C’est une station née des ambitions modernes et déjà postfranquistes des années 1960, un village catalan rapidement urbanisé au moyen de campings populaires, d’immeubles locatifs pour classe moyenne locale émergeante, supermarchés de quartier, restaurants aux menus du jour pour ouvriers en vacances, magasins de bouées et de chapeaux de paille. Et puis ce grand parking situé juste à côté de la plage – elle aussi ordinaire et gratuite – dont l’aspect foncièrement hospitalier intrigue. C’est là que peuvent se retrouver aussi bien ceux et celles qui travaillent dans le coin, les familles en vadrouille que les damnés de la terre, sans argent et sans papiers peut-être, mais venus là pour s’intégrer, dira-t-on sans rire. Sur ce parking, une fin d’après-midi, j’ai pu voir pratiquer toutes sortes d’activités non planifiées et pourtant vivantes et enthousiasmantes, un cours de danse improvisé, puis, toujours sans payer, un concert de salsa jusque tard dans la nuit pour un public issu du prolétariat urbain latino-américain venu profiter de l’événement et des bières à prix minimal.
L’écrivain chilien Roberto Bolaño y a vécu pendant vingt ans. Il décrit son Blanes comme «une station balnéaire pas pour les riches, pour les prolétaires». Postulons donc l’existence d’une station balnéaire prolétarienne. Puis demandons-nous, en été, ce que devient la fameuse hospitalité de l’espace public garantie par les designers et réduite au final à un arrangement pacificateur de mobilier de jardin, en Catalogne comme partout. Faisons alors l’hypothèse suivante: dans une station balnéaire catalane, un parking gratuit qui ne l’a pas toujours été, dont la fonction nominale est régulièrement détournée par des prolétaires sans contrôle particulier, présence policière ou autre forme de restriction d’accès, ce parking qui continue cependant à offrir des places de stationnement gratuit est l’ultime espace public, son horizon absolu. Du fait du manque de moyens municipaux bien sûr, mais pas seulement, voilà un espace à l’asphalte fissuré et non aménagé, mais offrant littéralement l’hospitalité, surtout à ces migrants latinos que l’on veut bien exploiter, mais ne voir ni habiter, ni s’amuser. Une hypothèse quelque peu iconoclaste à l’heure où l’on s’acharne à revégétaliser les villes. Pourtant, si l’on y pense, quoi de plus durable et recyclable qu’un parking parsemé d’arbres pour ombrager les dernières irréductibles voitures à essence, aussi bien que les usagers changeants d’un lieu devenant au gré des heures salle de bal et de concert, marché aux fruits et légumes ou encore skatepark par endroits et moments de ce lieu au potentiel illimité. Et où il est aussi permis de ne rien faire!
L’Espace-Public est devenu le nouveau fétiche de l’urbanisme et des projets-urbains-durables-participatifs. Ne serait-il donc pas urgent, en matière d’aménagement, de ne (presque) plus rien faire en certains lieux désaffectés que les abandonner à leur publicité minimale, tel le très ordinaire parking gratuit et, un peu par hasard et manque de moyens, multifonctionnel de Blanes? Et posons-nous enfin la question suivante: pourquoi une chose comme celle-ci n’existe-t-elle pas dans notre région lémanique dont les villes penchent en grande majorité à gauche et affirment leurs volontés de développer des politiques environnementales inclusives et fun? Ne voilà-t-il pas un exemple particulièrement réussi d’espace public et donc de ville véritablement hospitalière, un lieu où les prolétaires s’émancipent de la domination de la consommation impossible, retrouvant leur ancienne résistance digne et ordinaire au libéralisme? On trouve bien des idées dans les angles morts de l’urbanisme!
* Sociologue.