Chroniques

«On se livre en dessinant»

À livre ouvert

C’est devenu une habitude. Peu avant les grandes vacances, je file au kiosque chercher le numéro double (juillet-août) de La Décroissance. A tout dire j’aime son format journal. Oui, j’aime le bruit qu’il fait quand, posé sur une table de bistrot, on le feuillette à toute allure. En fait je me rends compte que je commence toujours ainsi: mouillant le majeur et pinçant entre lui et le pouce le bas de chaque page impaire, répétant le geste une bonne douzaine de fois en l’espace d’une minute. Ce n’est qu’ensuite que je plonge vraiment dedans, allant il est vrai prioritairement vers mes rubriques favorites («La saloperie que nous n’achèterons pas» par Raoul Anvélaut ou la chronique techno-critique de François Jarrige, sans oublier les nombreux comptes rendus de lecture). Mais il arrive également que d’autres textes m’arrêtent, comme, pour cette livraison, l’article «Livres et journaux de papier: cette fois c’est la fin?»

Inutile d’en résumer le contenu. Tout le monde sait qu’à l’heure où l’écran envahit nos jours et nos nuits, le papier est ramené à sa portion congrue. Je voudrais tout de même citer Virgile Stark, bibliothécaire: «La culture livresque, soyons clairs, n’a aucun avenir dans un monde organisé autour des valeurs techniciennes. Elle ne résistera qu’aussi longtemps que les procédés techniques n’offriront pas d’alternative convaincante; et l’on verra probablement, au cours du siècle, une ‘innovation’ assez révolutionnaire pour contrer la séduction du livre.»1> La décroissance, n° 191, août 2022, p. 30.

Disons qu’il y a quelque chose qui me dérange dans cette assertion. Si je partage la première affirmation, j’ai peine à me laisser convaincre par la seconde. Assurément je ne «crois» pas assez au caractère innovant des procédés techniques de lecture. Et puis de toute façon je pense être trop sous le pouvoir de séduction du livre papier pour imaginer qu’il puisse être égalé, voire surpassé, par un écran.

Comme pour me convaincre, un livre a frayé cet été son chemin jusqu’à moi: S’enfoncer dans la forêt, de l’artiste et poète Jean-Michel Jacquet.2> Jean-Michel Jacquet, S’enfoncer dans la forêt/Sprofondare nella foresta, trad. vers l’italien par Luca Mengoni, Edizioni Sottoscala, juin 2022. Un livre qui tient dans la poche mais qu’on n’y laisse guère. Un livre que j’ai lu à deux reprises à quelques jours d’intervalle. Etrange, non? En vérité, pas autant que cela.

Sous sa couverture sérigraphiée se cachent 136 pages d’un papier au grammage certain (120, 150g?) accueillant 57 dessins et autant d’aphorismes disposés en regard. A la première lecture, ce sont les textes que j’ai tout d’abord lus, proprement saisi par leur présence sur la page et leur façon de nous y accueillir. Des exemples? L’aphorisme n° 50: «Mon domaine est mon pas, je suis partout chez moi, le lieu que je quitte ne m’appartient plus.» Ou encore le n° 41: «J’aimerais, un jour, très vieux, entrer dans la mort comme on rentre à la maison.»3> Jean-Michel Jacquet est décédé il y a un mois à peine, après une longue maladie. Quant aux dessins, je dois avouer qu’il s’agissait pour moi plus d’une ambiance ou d’un écho que d’une présence en soi.

A la seconde lecture, sans que ce soit du tout prémédité, ce sont les dessins qui ont dès le départ attrapé mon regard. Les textes, bien sûr, étaient lus dans la foulée, mais leur statut avait radicalement changé. Lus à la suite des dessins ils semblaient peser plus lourd. Me plaisaient en particulier ceux dont la concision donnait à penser qu’ils avait été écrits d’un trait. Comme l’aphorisme n° 12: «Petit dessin: immense désir.» Ou encore le n° 16: «Le dessin: ce lieu où tout est permis et où si peu est possible.»

Ces deux lectures à la fois divergentes et convergentes m’ont été offertes par la reliure du livre. Ne riez pas, c’est vrai. La première fois, le livre a résisté, autrement dit les coutures des cahiers n’ont pas voulu immédiatement céder. J’ai donc lu le livre à peine ouvert, passant quand il le fallait des textes aux dessins en balançant légèrement le livre dans la paume de ma main gauche. La seconde fois, le livre était prêt à une autre lecture, plus ouverte, plus franche. C’est lors de cette lecture que l’aphorisme suivant m’a arrêté: «Le dessin ne peut pas tromper, il dit toujours la vérité sur son auteur, qu’il soit habile ou malhabile, professionnel ou occasionnel. Tous les dessins sont des autoportraits, on se livre en dessinant.»

Le livre c’était donc lui, c’était Jean-Michel Jacquet.

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lundi 8 janvier 2018

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