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De crise alimentaire en crise alimentaire

«Nous sommes confrontés à une crise des prix, pas à une pénurie alimentaire.» Données macroéconomiques à l’appui, l’ONG GRAIN constate que les causes de la crise actuelle – «plus structurelles que la guerre en Ukraine» – tiennent essentiellement à la spéculation. Analyse et pistes de résolution.
De crise alimentaire en crise alimentaire
Ouvrier d'un moulin à blé à Sanaa, Yémen, mars 2022. KEYSTONE
Économie

Alors que le monde est confronté à une crise alimentaire qui ne cesse de s’aggraver – la troisième en quinze ans, selon les experts – la réunion d’un grand nombre de gouvernements, comme celle à laquelle nous avons assisté fin juin lors de la conférence «S’unir pour la sécurité alimentaire mondiale» à Berlin, se traduirait par des mesures fortes et judicieuses.

Au lieu de cela, la rencontre a abouti à quelques nouvelles coalitions, un peu plus d’argent sur la table et essentiellement les mêmes mesures que d’habitude. On est loin de ce qui serait nécessaire pour surmonter la crise. Ces dernières semaines, de nombreuses données et analyses ont été publiées, qui nous permettent de mieux comprendre ce qui se passe et la façon dont nous pourrions y faire face. Quelques éléments clés.

Nous sommes confrontés à une crise des prix, pas à une pénurie alimentaire. Les prix des denrées ont augmenté partout dans le monde en même temps que les coûts de l’énergie, en partie à cause d’eux. Ces hausses de prix nuisent le plus aux pauvres et aux plus vulnérables. Mais il n’y a pas pénurie alimentaire. Certains pays, comme la Chine ou l’Inde, disposent d’importantes réserves dans le cadre d’une stratégie de sécurité alimentaire – et ils devraient être autorisés à le faire, malgré les débats en cours à l’Organisation mondiale du commerce sur la question de savoir si et comment les réserves alimentaires et les interdictions d’exportation faussent les échanges.

Mais nos systèmes alimentaires de plus en plus industrialisés ont un impact global entraînant surproduction, spécialisation et un énorme gaspillage. Environ 60% du blé produit en Europe est destiné à l’alimentation animale, tandis que 40% du maïs cultivé aux Etats-Unis est transformé en carburant pour les voitures. Au niveau mondial, 80% de la récolte de soja sert chaque année à nourrir des animaux et 23% de l’huile de palme mondiale est transformée en diesel.

Des pays comme le Vietnam, le Pérou, la Côte d’Ivoire et le Kenya consacrent une quantité considérable de ressources à la culture et à l’exportation de produits agricoles non essentiels comme le café, les asperges, le cacao et les fleurs. Pendant ce temps, d’innombrables hectares dans le monde sont happés par des cultures destinées à la production d’une malbouffe transformée totalement dépourvue de nutriments. Globalement, la production est suffisante. Mais nous sommes effectivement confrontés à des prix élevés, ainsi qu’à des problèmes de main-d’œuvre et de distribution.

Malheureusement, des groupes de pression ont instrumentalisé la crise pour tenter de faire reculer les réformes des politiques agricoles et les objectifs climatiques, en prétendant que nous devons produire davantage. La nouvelle stratégie «De la ferme à la table» de l’Union européenne, qui vise à mieux aligner les pratiques agricoles sur les impératifs de durabilité, a été remise en question en raison de ces pressions. Des débats ont également éclaté dans de nombreux pays sur la question d’une levée ou non des obligations d’incorporation de biocarburants qui visent à réduire les émissions de gaz à effet de serre, afin de permettre aux cultures d’être plutôt utilisées pour l’alimentation. (En même temps, les prix élevés à la pompe poussent les investisseurs à réactiver la production de biocarburants dans des pays comme le Brésil.)

Les causes sont plus structurelles que la guerre en Ukraine. De nombreux dirigeant·es politiques accusent la Russie d’aggraver la famine pour des raisons idéologiques. Il est vrai que la Russie bloque actuellement les exportations de céréales, d’oléagineux et d’engrais depuis l’Ukraine et depuis ses propres côtes. (Les gouvernements occidentaux insistent sur le fait que ces marchandises ne sont pas soumises à leurs sanctions.)

Mais le blé et l’huile de tournesol russes et ukrainiens peuvent être remplacés par d’autres sources et autres types de céréales et huiles. Le véritable problème est que certains pays – Egypte, Sénégal, Liban… – dépendent fortement de ces deux nations pour leurs importations. Ils doivent à long terme trouver des alternatives, de préférence en soutenant leurs propres petit·es agriculteur·trices pour construire des systèmes agricoles locaux diversifiés et en renforçant les marchés régionaux.

Une vingtaine de pays s’approvisionnent en Ukraine et en Russie pour plus de la moitié de leur blé. A eux seuls, sept pays plus l’UE représentent 90% des exportations mondiales de blé. Il n’est donc pas étonnant que l’essentiel de ce commerce soit aux mains de seules quatre sociétés (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus). Si une partie de ce négoce est perturbée par la guerre, la plus forte augmentation de la famine se concentre dans des pays eux-mêmes touchés par des conflits – Afghanistan, Yémen, Syrie, Erythrée, Somalie et République démocratique du Congo. Cette situation n’est pas liée à la situation en Ukraine. «Arrêtez de propager des fake news, l’Afrique n’a pas besoin du blé de l’Ukraine», a martelé récemment le leader paysan malien Ibrahima Coulibaly. Il réagissait au fait que la guerre était utilisée comme un nouveau prétexte pour promouvoir l’impérialisme agricole occidental, qui a détruit les forêts, les terres agricoles et la diversité alimentaire dans les pays du Sud.

La hausse des prix est déconnectée de l’offre

Le problème tient en grande partie à la spéculation: les données désormais disponibles montrent que la crise actuelle des prix des denrées alimentaires n’a pas commencé avec la guerre en Ukraine, mais qu’elle résulte d’un ensemble de problèmes. Parmi lesquels la pandémie de Covid-19 (avec les perturbations d’approvisionnement internationales), la crise climatique et la spéculation sur les marchés financiers. La hausse des prix alimentaires est déconnectée de la production et de l’offre, qui sont stables.

Pourquoi? En partie parce que les investisseurs – banques, fonds de pension, ou simplement particuliers – achètent des actions de fonds qui leur permettent de parier sur les futurs prix des matières premières, avec des effets réels sur leurs prix actuels. Cette situation est bien documentée et connue des gouvernements. En fait, elle est similaire à ce qui s’est produit lors de la crise alimentaire et financière de 2007-2008. Le problème est que les efforts visant à réglementer ces fonds ont été sabotés par le secteur financier lui-même sur des marchés influents comme les Etats-Unis et l’Europe. Ce type de spéculation sur les matières premières est détecté aujourd’hui sur les bourses chinoises.

Des partis politiques et coalitions de la société civile appellent à limiter le nombre de contrats sur les matières premières détenus par les investisseurs financiers. Cela semble être le moins que l’on puisse faire. Actuellement, les investisseurs qui fuient le Bitcoin, une crypto-monnaie majeure qui a perdu plus de la moitié de sa valeur au cours des derniers mois, se tourneraient vers les matières premières agricoles pour s’enrichir. D’autres disent que nous pourrions taxer ces transactions financières ou exiger que le retrait volontaire des marchés de produits de base soit un critère pour satisfaire aux bonnes références en matière d’investissement. Mais le manque fondamental de transparence sur lequel reposent ces marchés est un énorme problème.

es pénuries pourraient s’ensuivre: des agriculteurs et agricultrices du monde entier sont confrontés à un doublement, voire triplement, des prix des intrants, notamment des engrais chimiques. Cette situation est aggravée par la hausse des taux d’intérêt sur les crédits que les agriculteur·trices utilisent généralement pour acheter des intrants, ainsi que par les coûts élevés du carburant – autre intrant majeur pour les agriculteur·trices. Nombre d’entre eux n’ont d’autre choix que de réduire les intrants, ce qui signifie que leurs récoltes vont diminuer. Les consommateurs ne peuvent pas non plus supporter la spirale des coûts de la production alimentaire. Le résultat pourrait être un effondrement catastrophique aux deux extrémités du système alimentaire.

A court terme, les gouvernements doivent intervenir en subventionnant les aliments de base. S’ils ne le font pas, les gens descendront de plus en plus dans la rue, comme récemment en Equateur. Cependant, de nombreux gouvernements sont déjà lourdement endettés et il leur sera difficile et coûteux de recourir aux subventions sans subir les foudres de leurs créanciers, qu’il s’agisse de prêteurs publics comme le Fonds monétaire international ou de sociétés d’investissement privées comme BlackRock.

Outre les intrants, les conditions météorologiques perturbées, changeantes et extrêmes résultant du changement climatique rendent la production alimentaire plus complexe et difficile. En Inde, les vagues de chaleur font baisser les rendements céréaliers et grimper les prix des denrées. Au Kenya et aux Etats-Unis, le bétail meurt en raison de la détresse liée au changement climatique tandis qu’au niveau mondial, les sols sont détruits, générant des risques supplémentaires pour l’approvisionnement alimentaire. Ainsi, parallèlement à la lutte immédiate pour les subventions, des mesures devraient être prises pour permettre à la production agricole de s’affranchir le plus rapidement possible de sa dépendance aux intrants chimiques. De toute façon, il s’agit-là d’une nécessité urgente pour faire face à la crise climatique.

Construire la souveraineté alimentaire

Alors, comment faire pour aller de l’avant? De nombreux gouvernements et banques centrales tentent de maîtriser l’inflation globale par le biais de la politique monétaire, tout en atténuant l’impact sur la population à travers des filets de protection sociale. Les parties réunies à Berlin fin juin ont convenu d’injecter des fonds supplémentaires pour aider et protéger les plus vulnérables. Mais nous avons besoin d’une action plus radicale et plus fondamentale.

– La vulnérabilité de nos systèmes alimentaires à la spéculation financière doit être une priorité. De nombreuses mesures pourraient être débattues non seulement pour éliminer certaines échappatoires, mais aussi pour interdire à certains acteurs et instruments d’intervenir dans le secteur alimentaire – et de spéculer sur les prix des denrées. Ces actions devraient aller de pair avec les mesures demandées depuis longtemps pour appliquer la législation antitrust, éliminer la corruption, y compris les prix abusifs, et permettre un contrôle public sur les prix des denrées alimentaires.

– La prochaine tâche cruciale consiste à construire la souveraineté alimentaire. Pas au sens du nationalisme, des frontières, des stocks jalousement gardés et de l’isolement. Les fissures dans nos systèmes alimentaires proviennent du segment industrialisé, qui se concentre sur quelques produits de base, la production à grande échelle, l’uniformité et la spoliation des travailleur·euses et des communautés locales, afin de fabriquer et de conserver des aliments soi-disant bon marché. Ce système de production, qui ne peut pas résister aux chocs climatiques, continue de générer d’énormes dégâts sociaux et écologiques. La souveraineté alimentaire, qui repose sur des modes de production durables et des pratiques solidaires, est la meilleure défense contre la spéculation financière et le contrôle des grandes entreprises.

– Des mouvements sociaux comme La Via Campesina et des réseaux de femmes comme le «Forum Asie-Pacifique sur les femmes, le droit et le développement» élaborent également des propositions innovantes sur la façon de repenser les règles et les institutions du commerce international afin qu’elles servent réellement des systèmes alimentaires qui peuvent nous nourrir – en soutenant les petit·es producteur·trices et vendeur·euses de denrées alimentaires – plutôt que l’inverse. Cela nécessite de s’éloigner du régime actuel des accords de libre-échange et des traités d’investissement. Mais repenser la façon dont nous organisons le commerce en le mettant au service des systèmes alimentaires locaux demande la mise en place de mesures urgentes pour garantir l’accès à la terre, en particulier pour les jeunes et les femmes.

– Compte tenu des débats sur les crises actuelles, pas seulement alimentaires, il est clair que des objectifs sociaux et le bien commun doivent être prioritaires. Nous devons nous détourner du rôle actuellement dominant joué par les grandes entreprises. Malgré tous les discours sur la responsabilité et la redevabilité des entreprises, nous n’obtenons que de fausses solutions, de l’écoblanchiment et une destruction continue alors que leurs profits ne cessent d’augmenter. Comme les mêmes entreprises promeuvent les intrants chimiques et la dépendance aux combustibles fossiles, il est vraiment temps de changer de stratégie.

Des tas de bonnes idées sur la façon de remodeler nos systèmes alimentaires sont sur la table, et d’innombrables mouvements sociaux sont désireux de prendre les rênes et de les mettre en pratique. Cette crise alimentaire servira peut-être à rassembler ces mouvements pour que de véritables mesures soient prises.

GRAIN est une ONG internationale de soutien aux petits paysans et mouvements sociaux, www.grain.org

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