Chroniques

Aux marges du logement ordinaire

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Lundi 30 mai 2022, s’ouvrait à Genève le procès d’un couple accusé d’«usure par métier» pour avoir sous-loué 15 appartements à des prix exorbitants à pas moins de 75 personnes en situation illégale, originaires pour la plupart des Philippines. Ce procès a donné la parole à ces discrètes locataires. Employées du secteur domestique sans permis de séjour, elles ont décrit la promiscuité, la vétusté de leur logement, dont le loyer demandé par leurs «marchands de sommeil» a été jugé exagéré par les juges qui ont condamné le couple. Cette situation d’exploitation de travailleuses et travailleurs étrangers n’est de loin pas nouvelle.

En décembre 1963, les autorités genevoises démolissaient ce qui avait été désigné comme un «bidonville» dans le quartier de la Queue-d’Arve, dénonçant dans le même temps un homme pour usure: celui-ci y logeait des travailleurs saisonniers. Les autorités relogèrent ces derniers – par l’entremise de l’Armée du Salut et du Centre social protestant – dans des baraquements en bois. Prévus comme solution temporaire, certains hébergent encore, soixante ans plus tard, des travailleurs à faible revenu. De même, le récent procès l’a montré, Genève comme toute ville contemporaine recèle encore des «bidonvilles diffus», cachés derrière les façades des immeubles les plus ordinaires.

Si les termes de «saisonnier» et de «bidonville» ont disparu du vocabulaire médiatique et politique genevois, ce qu’ils décrivaient existe toujours. Les migrants sans statut légal – les «sans-papiers» – ont remplacé les saisonniers, en tant que travailleurs et travailleuses à la fois recherché·es sur le marché du travail et cantonné·es à un statut qui ne leur donne accès ni au logement social, ni au marché locatif privé. Les saisonniers (principalement des hommes) venus d’Italie, d’Espagne ou du Portugal pour construire les logements dont le canton de Genève manquait déjà cruellement étaient tenus aux marges du logement ordinaire. Aujourd’hui, ce sont celles (principalement des femmes) qui nettoient ces logements qui s’en trouvent privées. Le confinement a tristement révélé cette main-d’œuvre domestique illégale que, dans une certaine hypocrisie, notre système économique et policier tolère du fait de son caractère nécessaire tout en renforçant et en invisibilisant sa précarité.

Ce qu’ont en commun les saisonniers et les sans-papiers, mais aussi, dans une large mesure, les requérant·es d’asile, c’est une présence en Suisse que l’on peut qualifier de «subalterne», c’est-à-dire aux marges de la citoyenneté de plein droit. Leur absence de statut ou leur statut provisoire ouvre un écart spatial et temporel avec les migrant·es dont le titre de séjour donne des droits plus larges, mais aussi avec celles et ceux qui sont parvenus à survivre dix ans dans les marges du système, s’ouvrant une possibilité de régularisation. Cet écart ouvre une double question politique: jusqu’à quand les politiques d’intégration et de protection sociale inventées au XXe siècle pourront-elles faire face à la diversification des formes de mobilité et de précarité? Quand faudra-t-il remplacer nos politiques d’intégration, qui génèrent paradoxalement aussi de l’exclusion, par des politiques d’hospitalité à même de reconstruire le commun d’un monde en mouvement? Une telle politique d’hospitalité ne peut se limiter à fermer les yeux sur l’irrégularité du séjour pour laisser travailler. Elle implique de réfléchir à des politiques renouvelées du logement (social) pour prévenir les abus privés dont le récent procès des «marchands de sommeil» a rappelé la triste actualité.

sont sociologues.

Opinions Chroniques Maxime Felder et Luca Pattaroni

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