Contrechamp

Valoriser les résiliences des territoires

Basée sur le recyclage et la réutilisation des biens ainsi que sur la relocalisation des activités territoriales, l’économie circulaire reste pourtant marginale face au modèle dominant, vecteur d’une «sous-enchère écologique et sociale». René Longet fait le tour du concept de circularité et de son potentiel d’application à l’échelle locale du Grand Genève.
Valoriser les résiliences des territoires
Espace dédié à l’écologie industrielle, Zibay Ecoparc rassemble près de 200 entreprises de construction, mécanique automobile, recyclage et logistique dans la zone industrielle du Bois-de-Bay, sur la commune genevoise de Satigny. KEYSTONE
Économie

Notre société est fondée sur la promesse de l’abondance matérielle et des bas prix, de l’insouciance environnementale et sociale. C’est un modèle individualiste et inégalitaire, en décalage avec nos vrais besoins. Dans le monde, près d’un humain sur dix ne mange pas à sa faim, n’a pas accès à de l’eau de qualité potable, n’a pas de véritable toit, n’a pas pu aller à l’école…  45% de l’humanité doit vivre avec moins de 5,5 dollars par jour. Pendant ce temps, on inonde les consommateurs et les consommatrices de gadgets inutiles afin qu’ils et elles continuent à consommer. Une de ces pratiques est l’obsolescence programmée, inaugurée dès les années 1920, lorsque les fabricants d’ampoules électriques s’étaient entendus pour ramener la durée de vie d’une ampoule de 2500 à 1000 heures en en raccourcissant les filaments. «La clé de la prospérité économique, c’est la création d’une insatisfaction organisée», affirmait alors le vice-président de General Motors, Charles Kettering.

Ce modèle n’est plus viable. Ses dommages environnementaux sont tels que sur les 9 limites planétaires définies en 2009, 6 sont déjà dépassées. Les emplois qui lui sont liés sont de moins en moins sûrs, la compétition globale à armes inégales semant la précarité à tous les niveaux. L’économie circulaire vise à remplacer le schéma simpliste et destructeur «j’extrais, je produis, je consomme, je jette» par le bouclement des cycles de la matière et la relocalisation de la production. Il s’agit de passer du quantitatif au qualitatif, du global au local, de la frénésie de l’extraction des matières premières et de l’achat compulsif à la réparabilité, à la réutilisation et au respect de la ressource et de celles et ceux qui l’ont travaillée.

Utiliser d’abord les ressources existantes

Selon l’économie circulaire, tout déchet est une ressource au mauvais endroit. La sobriété dans l’usage de la matière est la symétrique de l’exigence de sobriété dans l’usage de l’énergie. Et il faudra, comme pour l’énergie, subventionner, taxer, réglementer – les taxes anticipées de recyclage prélevées à l’achat de certains biens de consommation courante ont été décisives pour leur recyclage. Car si l’on a jusqu’ici préféré le gaspillage à la réparation, c’est qu’il est généralement moins cher de jeter et d’acheter du neuf que de recycler les matières et de réparer les objets. En cause: les bas salaires dans les pays de production et les bas prix du transport des marchandises à travers le monde.

Le potentiel d’emplois de l’économie circulaire est important mais il faut pouvoir les rémunérer correctement. Seule une partie des consommatrices et des consommateurs est prête à faire cet effort; quant aux personnes à faibles revenus, elles sont tributaires de bas prix. D’où la nécessité d’une régulation étatique.

En 2020, quelque 6,1 millions de tonnes de déchets urbains ont été produits en Suisse, dont 53% ont été collectés séparément en vue d’être recyclés, contre 29% en 1990, selon les données officielles. Mais comme la quantité des déchets a doublé, les volumes incinérés n’ont pas diminué. L’Office fédéral de l’environnement relève qu’«en Suisse, environ 700 kg de déchets par habitant sont produits chaque année. Ce sont 200 kg de plus que la moyenne de l’OCDE». A Genève, seuls 48% des déchets ménagers sont triés. Et en partie mal, compromettant leur réemploi.

Heureusement, un changement des mentalités se dessine; de plus en plus de ménages, d’entreprises et de collectivités s’orientent vers le «zéro déchet». La recyclabilité et la réparabilité passent par des composantes interchangeables, des pièces de rechange standardisées et des délais de garantie suffisants. Cela permettra aux consommateurs et aux consommatrices de ne renouveler que le nécessaire: acheter moins, réparer plus – pouvoir réparer des objets est une forme de qualité de vie – et aux producteurs et productrices de travailler avec des matériaux issus du recyclage.

Ainsi, au lieu de creuser de nouvelles gravières, recyclons les déchets du bâtiment – le plus gros poste de nos déchets –, construisons de manière modulaire afin d’assurer une meilleure adaptation à de nouveaux usages. Dans le domaine des textiles, où une bonne partie des habits achetés ne sont jamais portés ou si peu, la mode incite désormais à faire du neuf avec du vieux: c’est l’upcycling. Et lorsque nous avons besoin, quelques jours par an, d’un outillage ou d’un objet particulier, quoi de plus pratique que les bibliothèques d’objets, comme la Manivelle, à Genève?

Avancées législatives

L’obsolescence organisée est définie par la loi française du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte comme «l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement» (at. 99). Le commentaire sur la loi française relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire du 10 février 2020 indique: «Afin d’agir contre l’obsolescence programmée, certains équipements électriques et électroniques (comme les machines à laver ou les aspirateurs) doivent comporter, à partir de 2021, un indice de réparabilité […]. Un indice de durabilité (fiabilité, robustesse du produit…) sera également mis en place en 2024. L’information sur la disponibilité ou la non-disponibilité des pièces détachées permettant de réparer des équipements électriques et électroniques (téléphones mobiles, télévisions…) et des meubles devient obligatoire en 2021. Le réparateur doit aussi proposer des pièces de rechange d’occasion.»

En Suisse, l’Ordonnance sur la limitation et l’élimination des déchets prévoit dans son article 11 que «quiconque fabrique des produits doit concevoir des processus conformes à l’état de la technique de manière à ce que soit produit le moins possible de déchets et que ces derniers contiennent le moins possible de substances dangereuses pour l’environnement». En lien avec diverses interventions parlementaires, «à l’avenir, les efforts devront porter sur l’amélioration de l’efficacité des ressources et la promotion de l’économie circulaire. Dans ce contexte, le DETEC [Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication] élaborera, de concert avec le DEFR [Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche] et le DFF [Département fédéral des finances], des propositions pour un paquet de mesures d’ici fin 2022»1> DETEC, cf. note 5. On ajouterait ainsi à l’approche environnementale une politique des ressources.

Quant à l’Union européenne, elle concrétise son Plan d’action pour l’économie circulaire en édictant des prescriptions quant à la durée de vie de nombreux produits. Annoncé début 2020, il devrait créer «quelque 700 000 nouveaux emplois». Le droit à la réparation a été récemment affirmé par le Parlement européen et une consultation publique a eu lieu sur ce sujet de janvier et avril 2022.

Pour le territoire du Grand Genève, des études récentes soulignent un important potentiel de relocalisation et de recirculation des matières. La constitution cantonale précise que «l’Etat respecte les principes de l’écologie industrielle» et qu’«il met en œuvre une politique de réduction à la source des déchets» (art. 161). Pour ce faire, à l’instar de la politique énergétique, une planification de la recircularisation de l’économie et une loi, sur le modèle des lois incitatives sur la biodiversité ou l’agriculture, s’avèrent nécessaires – ces dernières ayant fait leurs preuves pour légitimer des politiques publiques, améliorer les conditions cadre et fédérer les acteurs.

Un chemin encore long

Au niveau global, l’Agenda 2030 des Nations Unies demande, «d’ici à 2030, [de] réduire nettement la production de déchets par la prévention, la réduction, le recyclage et la réutilisation» (cible 12.5.). Mais le chemin est encore long. Le Circularity Gap Report 2020 a révélé que «l’économie mondiale n’est qu’à 8,6% circulaire. A peine deux ans plus tôt, ce chiffre était de 9,1%: les choses se sont donc aggravées». Actuellement, «le monde consomme (…) plus de 100 milliards de tonnes de matériaux par an» – dont 90% deviendront des déchets.

Pour l’appareillage électronique, le taux global de recyclage ne dépasse pas 15%, et 10% pour les plastiques, aujourd’hui omniprésents dans l’environnement. Et en Suisse, si nous sommes les champions du recyclage, nous avons encore beaucoup à faire avant de l’être aussi pour la réparabilité et le réemploi. Au moment où des pénuries de matières premières se manifestent à divers niveaux, il est temps de mettre la circularité au cœur de nos processus et de prioriser les ressources que nous avons déjà.

Notes[+]

René longet est expert en développement durable.

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