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Réformer l’aide sociale?

Des droits ou l’aumône? La crise pandémique a réactualisé la délicate question de la protection sociale, en favorisant d’un côté l’émergence d’un «retour bruyant de la charité» et, à l’opposé, l’instauration – provisoire ou pérenne – de nouveaux droits sociaux pour les personnes démunies. Le point sur ces enjeux par Véréna Keller*, professeure honoraire à la HETSL.
Réformer l’aide sociale?
Véréna Keller: «La protection sociale est un droit citoyen, expression de la solidarité, nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie.» KEYSTONE/PHOTO D'ILLUSTRATION
Aide sociale

La collectivité doit-elle aider les personnes pauvres? Toutes sans distinction d’origine, d’âge, de mérite? Doit-on donner de la nourriture, ou de l’argent, ou des droits? Doit-on les éduquer, les punir, les éloigner? Les réponses à ces questions délicates changent au cours de l’histoire. La crise du coronavirus leur a conféré une nouvelle actualité. Deux phénomènes contraires s’observent: un retour à la charité au travers d’aides humanitaires en nature et, dans le même temps, l’introduction de nouveaux droits en dehors de l’aide sociale plus favorables et moins humiliants. L’article montre quelques enjeux de ces différentes logiques de protection sociale.

Une aide simple et rapide?

La crise du coronavirus a été riche en révélations. Pour amortir les effets de la crise sur une partie de l’économie et sur une partie des personnes, les autorités suisses ont débloqué des milliards d’aides financières en des temps record. Les assurances chômage et perte de gain ont été élargies et leur accès simplifié; d’importants crédits et mesures pour cas de rigueur sont venus en soutien à certains secteurs de l’économie. Tout cela de manière «simple, rapide et non bureaucratique», selon le fier slogan du Conseil fédéral. Or, rien de tel dans le «dernier maillon» de la chaîne de la protection sociale: l’aide sociale.

Chargés d’assurer le minimum vital aux personnes en détresse financière, de manière ponctuelle ou plus longuement, on pouvait s’attendre à ce que, en pareille crise, les services d’aide sociale soient submergés de demandes. Or, non seulement le nombre de personnes recourant à l’aide sociale n’a pas augmenté durant la crise, mais il a baissé pour s’établir, en février 2022, à un nombre inférieur à celui de 2019 dans toutes les régions, sauf en Suisse centrale 1>CSIAS. «Monitoring du nombre de dossiers mars 2022»; OFS. «Aide sociale au sens large». Communiqué de presse 22.3.2022.. Comment comprendre ce phénomène?

Les limites de l’aide sociale sont connues depuis longtemps et elles sont bien antérieures à la crise du coronavirus. Mentionnons quatre problèmes. D’abord, la honte. Demander des prestations d’aide sociale reste une démarche vécue comme stigmatisante et disqualifiante. Un devoir de soumission, un accès bureaucratique et parfois hostile, des informations lacunaires quant aux droits et un manque de disponibilité de la part des assistants et assistantes sociales sont régulièrement pointés. 2> Cf. Tabin, J.-P. et al. (2010). Temps d’assistance. Lausanne: Antipodes. En 2022, la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) recommande un montant mensuel de 1006 CHF pour les besoins de base d’un ménage d’une personne. Or 8 cantons (dont 4 romands) se situent en dessous et de nombreux cantons et communes le réduisent encore pour cause de «sanction».

Ensuite, une prestation financière trop basse. Deux récentes études statistiques nationales de haut niveau3>OFS (2015). «Forfait CSIAS pour l’entretien – calcul actualisé par l’OFS». Neuchâtel; Stutz, H. (2018). «Berechnung und Beurteilung des Grundbedards in den SKOS-Richtllinien». Büro BASS, Bern. ont démontré que les montants ne couvrent plus le minimum vital. Les prestations, qui n’ont cessé de baisser selon les normes suisses et cantonales, ne permettent pas de se nourrir correctement, les problèmes de santé s’aggravent, les contacts sociaux sont limités, les personnes s’endettent et les enfants des ménages soutenus sont handicapés dans leur développement. Une anecdote significative: au début de la crise du coronavirus, lorsque le prix des masques de protection était élevé, leur achat était pris en charge en plus parce que le budget d’aide ordinaire ne le permettait pas. Il n’est pas exclu que la disproportion entre l’accès malaisé et la modestie du montant contribue au phénomène du non-recours: plus d’un tiers des personnes qui remplissent les conditions ne demandent pas l’aide4>Fluder, R. et al (2020).«Ein Armutsmonitoring für die Schweiz: Modellvorhaben am Beispiel des Kantons Bern». Bern: BFH Soziale Arbeit.. Ce volet de la protection sociale manque donc partiellement son public – à moins que l’on cherche à aider le moins possible.

Enfin, l’exclusion de personnes sans passeport suisse. Depuis 2019, ces personnes peuvent se voir retirer le titre de séjour ou refuser la naturalisation pour motif de prestations d’aide sociale. Pire: début 2022, le Conseil fédéral propose de réduire l’aide sociale des ressortissant·es non européens durant les trois premières années de leur séjour en Suisse. Pareilles discriminations menacent inévitablement l’ensemble des destinataires de l’aide sociale.

S’ajoute à ces limites anciennes ce que je ne peux m’empêcher de caractériser comme des inerties durant la crise du coronavirus. A quelques exceptions près, les services d’aide sociale sont restés pour ainsi dire immobiles durant une crise sociale majeure. L’accès à l’aide n’a pas été simplifié, les prestations n’ont pas été élargies et le télétravail s’est mis en place avec difficultés. Alors que, pendant ce temps, les autres institutions publiques – hôpitaux, assurance-chômage, écoles – se sont rapidement réorganisées, ont facilité l’accès et élargi les prestations.

Ces conditions d’un droit compliqué ont favorisé, durant la crise du coronavirus, l’émergence d’autres formes d’aide et, notamment, le retour bruyant de la charité. Pendant qu’aucune commune ou canton, à ma connaissance, n’a augmenté son budget d’aide sociale, un grand nombre d’entre eux a accordé des sommes importantes à des œuvres d’entraide afin que ces dernières distribuent des aides aux personnes touchées par la crise. Ces aides ont été accordées selon les anciens principes de la charité: non pas sur la base de droits établis et publics, mais selon une appréciation au cas par cas, d’un montant modeste et souvent unique. Bref, des aides précaires et incertaines pour les précaires.

Ce traitement humanitaire de la pauvreté était particulièrement visible lors des distributions de colis alimentaires dans les grandes villes lors des confinements et au-delà. Là, on revient même à l’antique principe des aides en nature: des paquets composés d’office, à retirer en faisant longuement la queue, comme si les pauvres avaient tout leur temps, aucun sentiment de dignité et étaient incapables de gérer de l’argent. Ces aides ne permettent pas de sortir de la pauvreté et sont fortement contraignantes5>Ossipow Wüest, L. et al. (2021). «Indigence en pays d’opulence? Approche anthropologique de l’aide alimentaire en Suisse». Recherche FNS en cours 10001A_185449. Genève: HETS-GE..

Protection sociale pour toutes et tous

Parallèlement à la réactivation de la charité s’observait un phénomène opposé: l’instauration de nouveaux droits. La crise du coronavirus a créé des ouvertures. Un petit vent de réforme semblait souffler et la solidarité gagner en légitimité. Plusieurs cantons et villes (à ma connaissance: cantons de GE, JU, SG, TI; villes de Zurich et Lucerne) ont créé des prestations financières provisoires Covid pour personnes sans droit ou avec un droit risqué à l’aide sociale6>Keller, V. (2021). «Sozialhilfe Schweiz 2000 – 2020. Chronologie eines Umbaus. Vorstösse und Entscheide». Bern: AvenirSocial. www.avenirsocial.ch. Une version actualisée peut s’obtenir auprès de l’auteure.. Des personnes sans statut légal (les sans-papiers) et aux emplois précaires non couvertes par les prestations sociales sont devenues visibles et leurs besoins ont été reconnus pour la première fois.

Ce n’est pas tout. Non seulement, comme indiqué, des prestations d’assurances sociales ont été élargies dans des délais record et avec un large consensus politique – des prestations provisoires certes mais réelles – mais de nouveaux droits pérennes ont été instaurés en pleine crise du coronavirus: deux cantons (BS et GE) ont introduit des salaires minimums, et la Confédération a instauré trois nouveaux droits: une prestation pour chômeurs et chômeuses âgé·es, un congé de paternité indemnisé et une assurance perte de gain pour prise en charge d’un enfant gravement malade.

Ces nouveaux droits s’ajoutent à des réformes cantonales introduites avant la crise du coronavirus: des prestations complémentaires pour familles dans quatre cantons (TI, SO, VD, GE) et pour chômeurs et chômeuses âgées dans le canton de Vaud (et en cours de traitement dans deux cantons, BL et GE), ou encore des dispositifs de formation pour jeunes et adultes en difficulté (VD et GE).
Ces différentes réformes permettent à des groupes de personnes de quitter l’aide sociale et d’obtenir des prestations plus favorables. C’est précisément ce que propose le Réseau de réflexion, un think tank suisse7>Pour tous, pour toutes, pour tous les risques. : supprimer l’aide sociale actuelle et élargir l’actuel système des prestations complémentaires pour rentiers et rentières à l’ensemble des situations de besoin, indépendamment de la cause. Pourquoi? Parce que la protection sociale est un droit citoyen, expression de la solidarité, nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Les manières de gouverner la pauvreté impactent la société tout entière.

Notes[+]

* Professeure honoraire, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL).

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