L’Europe a perdu son «âme»
La Bible est un livre où la fuite, l’exil, la migration constituent une sorte de norme. Rien de plus «normal» à ce que des gens, des familles, des clans, des peuples entiers mêmes soient amenés à se déplacer d’un lieu à l’autre, poussés par les guerres, les famines, les raisons politiques ou les conflits familiaux. L’identité même du peuple hébreu consacrée par son alliance avec Dieu est celle d’un peuple exilé qui reçoit des recommandations très claires à propos de l’attention à porter à l’émigré·e, qu’il s’agit de traiter «comme l’un (comme l’une) des vôtres» (Lv 19, 33-34). Cet appel à s’engager pour les droits et la dignité de ceux et celles qui n’appartiennent pas au groupe dominant parcourt l’héritage biblique et les Eglises, quand elles ont agi selon ce principe éthique – ce qui ne fut bien sûr pas toujours le cas – elles ont su défendre les causes des migrant·es et des exilé·es.
Aujourd’hui, dans la perspective du vote du 15 mai prochain, un groupement de théologiens, de théologiennes, de prêtres et de pasteurs, de ministres des Eglises de tout le pays s’est constitué pour défendre un non au soutien de la Suisse au système de protection des frontières Frontex. Nombre de ces personnes participent également à une action nationale menée chaque année au mois de juin: elle s’appelle «Les nommer par leur nom» et s’organise autour de la lecture publique des plus de 45 000 noms de personnes recensées depuis 1993 qui sont mortes sur les chemins de la migration en tentant d’arriver en Europe, par la terre ou par la mer. Pour justement montrer qu’il ne s’agit pas de chiffres (même s’ils sont terribles) mais de noms, de personnes, de vies humaines.
Au nom de ce groupe, en m’appuyant aussi sur l’appel des partis, des associations et des œuvres dont l’Entraide protestante suisse qui plaident pour la réintroduction du droit de déposer une demande d’asile dans les ambassades suisses (objet qui vient d’être refusé à nouveau par le Conseil des Etats), je demande que notre pays garantisse des voies légales et sûres pour les personnes exilées.
Si tant de personnes meurent en cherchant un refuge en Europe, c’est qu’elles sont empêchées d’exercer leur droit fondamental à demander l’asile dans un pays européen. C’est parce que l’Europe préfère une réponse policière et militaire aux mouvements migratoires. Et, je ne peux m’empêcher de le dire, c’est parce que l’Europe a perdu son «âme», celle d’un continent qui a vécu deux guerres en un siècle et qui s’est perdu en chemin aujourd’hui, ne sachant plus offrir une protection aux personnes vulnérables quand elles appellent à l’aide, refusant de voir que c’est de ses terres mêmes que tant d’émigré·es sont parti·es, que tant d’entre eux ont dû fuir la pauvreté ou la violence.
Refuser l’extension de Frontex, c’est refuser d’approuver un système injuste où les personnes cherchant refuge n’ont aucune chance d’être entendues. C’est refuser un système où la réalité de la migration (qui est un «problème» fondamental à travers lequel – et je dirais grâce auquel – l’humanité se construit et apprend ce qu’elle est) est repoussée aussi loin que possible et comme niée dans une gestion administrative et sécuritaire qui est un outrage à l’humanité des personnes qui demandent protection et en même temps un outrage à la nôtre.
Alexandre Winter,
Pasteur de l’Eglise protestante de Genève (EPG)