Le mot de la traductrice – Isabelle Wienand

Isabelle Wienand évoque le dépaysement que constitue l’art de la traduction littéraire. Finalement, imaginer et comprendre l’univers du roman de Tom Dreyer, c’est aussi «apprendre à vivre un peu mieux».
La Longue Vague 1

Grâce au Courrier, j’ai eu le privilège de discuter différentes versions du chapitre 7 de The Long Wave avec Josée Kamoun. Notre échange a été fructueux eu égard à la qualité de la traduction, mais pas seulement: notre collaboration a été profitable pour la traductrice littéraire que je deviens.

Je m’explique: traduire un texte littéraire comme le roman The long Wave de Tom Dreyer est pour moi une première. Traductrice de philosophie, la théorie et la pratique de la traduction ne me sont pas un no man’s land. Le Centre de traduction littéraire de l’université de Lausanne et l’Ecole de traduction littéraire (Paris) m’ont appris le métier de traductrice littéraire. Pourtant, le récit, les dialogues, les descriptions de paysages, le discours du narrateur sont autant de variations de style, de ton, de sentiment, d’humeur propres au texte littéraire. Le texte philosophique se caractérise bien sûr aussi par un style, une voix, mais l’enjeu est ailleurs. Le traité philosophique analyse une question, explique, argumente, démontre et conclut. Le terme de dépaysement décrit assez justement le passage d’un texte argumentatif à un texte narratif. A posteriori, l’expérience de lecture des romans philosophiques d’Iris Murdoch inspire en partie mon dépaysement volontaire.

Mais le dépaysement n’est pas tout, traduire, c’est écrire, créer un texte dont vous devez répondre. Les juges? Les personnages du roman, les lecteurs, l’auteur, et vous-même, bien entendu. Traduire, c’est faire l’expérience d’une liberté contrainte aux règles de l’art de la traduction, explicites et implicites.

Le dialogue entre Rory et Gilbert à la fin du chapitre illustre la question éthique – entre autres défis – que nous pose la traduction: est-elle fidèle à l’esprit de l’original? Je me suis posé cette question maintes fois en traduisant par exemple la tirade de Gilbert:

Rompre avec les anciennes habitudes, ce n’est pas facile. Il ne faut pas oublier pas que les choses sont interdépendantes, donc si une partie de ta vie change, tout change – il faut briser le joug vraiment fort pour se libérer.

Le phénomène étrange est que la vérification de cette prise de parole écrite passe par l’oral. L’écrit a besoin de l’oral, et inversement. The Long Wave ajoute une strate supplémentaire fascinante: l’anglais a besoin de l’afrikaans, et vice-versa. Je déclamais cette phrase en français, en anglais et en afrikaans, pour savoir si la phrase sonnait juste. Il fallait s’imaginer être Gilbert et l’entendre dire cette phrase.

Traduire The Long Wave, c’est faire l’expérience du dépaysement, c’est apprendre et respecter les règles de l’art de la traduction, c’est sentir, imaginer et comprendre l’univers du roman. En somme, c’est apprendre à vivre un peu mieux.

Isabelle Wienand, Berne, 15 mars 2022

Isabelle Wienand

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