Les ponts se coupent
D’un trait de plume, l’Union européenne a biffé fin février sept canaux de télévision et fait bloquer leurs sites Internet. Au prétexte que les chaînes RT (ex-Russia Today) appartiennent à l’Etat russe, la Commission européenne a élargi ses sanctions économiques à ces médias, dont deux sont pourtant basés à Paris et à Berlin. Qualifiés abruptement de «machine de propagande du Kremlin», ils n’ont bénéficié d’aucune procédure juridique ni de droit à la défense. Aucun cas précis de manipulation n’a été présenté par l’UE avant de procéder à un black-out qui n’est prévu par aucune base légale. Un précédent qui devrait inquiéter chaque partisan·ne de la liberté de presse.
Fermer un média est un acte gravissime. Tous devraient bénéficier des mêmes droits et garanties, que leurs journalistes soient embedded à Kiev ou dans le Donbass. A défaut de règles claires imposées à tous, comment ne pas voir dans cette mesure le retour de la bonne vieille Anastasie?
D’autant que l’unanimisme et la manipulation autour des conflits ne sont pas l’apanage de la seule Russie: inutile de remonter à la Guerre du Golfe ou à la Libye, la guerre actuelle nous le montre tous les jours. Où la simple explication de la position russe équivaut à passer pour un poutinolâtre stipendié.
Ne soyons pas dupes, les sept chaînes du groupe RT, dirigé par des proches de Vladimir Poutine, ont pour fonction de propager la vision russe des faits, d’occulter des informations dérangeantes pour le Kremlin derrière des rideaux de fumée et d’affaiblir ses adversaires par des critiques ciblées. Or c’est pourtant leur interdiction par un ukase qui sape aujourd’hui la crédibilité des démocraties. Non seulement car cette censure est un signe de faiblesse d’une société incapable de réfuter la propagande dans un régime d’information libre et censément pluraliste, mais aussi car elle donne des arguments inespérés à la censure autrement plus brutale du Kremlin. Interdire les marginales RT en Europe, c’est planter un couteau dans le dos des derniers journalistes et médias indépendants de Russie qui se réclament des «valeurs démocratiques» pour tenter d’exercer leur métier. C’est offrir un prétexte en or à M. Poutine pour priver les Russes des chaînes internationales publiques que sont la BBC (Grande-Bretagne), Deutsche Welle (Allemagne) et Radio Free Europe (USA).
C’est encore fermer une nouvelle fenêtre, certes biaisée, sur cette Russie qui parait toujours plus insaisissable à nos esprits occidentaux. A l’heure où l’Est et l’Ouest devraient chercher un moyen de s’entendre (à défaut de se comprendre), les ponts se coupent irrémédiablement les uns après les autres. Nul doute que les va-t-en-guerre des deux camps en profiteront.