Chroniques

Makhno, reviens!

L'Impoligraphe

Il n’y a pas de «non-intervention» défendable dans un conflit comme celui d’Ukraine, aujourd’hui. Quand il y a un agresseur et un agressé, ne pas se tenir du côté de l’agressé, c’est se tenir du côté de l’agresseur. Si les Ukrainiens et les Russes sont frères comme la propagande officielle russe le serine, alors l’agression russe de l’Ukraine est fratricide. Pour Poutine, l’Ukraine n’existe pas. Et on ne peut donc être tenu pour l’agresseur d’un pays qui n’en est pas un. Mais les Ukrainiennes et les Ukrainiens, eux existent. Et si on pouvait se demander s’ils formaient aussi une nation, la question n’a plus de sens: même si la nation ukrainienne n’existait pas et n’était qu’une sorte de nation paléo-russe, Poutine est en train de la faire naître. Dans la douleur. Mais bien d’autres nations sont nées ainsi: l’irlandaise, sous les coups anglais, l’algérienne, sous la botte française, pour n’évoquer qu’elles…

L’Ukraine existe, le peuple ukrainien existe, la nation ukrainienne existe. Et l’histoire ukrainienne existe. Mais des pans de cette histoire se retrouvent recouverts par les discours apologétiques des uns et des autres, comme si n’avaient jamais étaient présentes en Ukraine que des forces plus ou moins nationalistes, ukrainiennes ou panrusses. C’est donc le moment d’un petit rappel historique, celui de l’épopée d’une «armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne», la Makhnovtchina anarchiste, levée par Nestor Makhno et qui combattit d’abord les armées «blanches», tsaristes, sans pour autant se soumettre au commandement de Trotsky, puis dût combattre l’Armée rouge bolchevique de 1918 à 1921. Pendant toute la guerre contre les armées blanches, la Makhnovtchina et l’Armée rouge étaient alliées, l’ennemi étant commun. Mais la victoire acquise sur cet ennemi, l’Armée rouge trahit l’alliance et se retourne contre les anarchistes ukrainiens. En août 1921, après des mois de combats acharnés contre les bolcheviks, les derniers partisans de Makhno et Makhno lui-même quittent l’Ukraine. En 1922, l’Union soviétique voit le jour en réunissant les républiques socialistes soviétiques existantes, dont celles d’Ukraine et de Crimée.

Makhno proclamait que son but n’est pas l’indépendance ukrainienne mais «la Révolution sociale». En même temps qu’elle combattit à la fois les Blancs, les cosaques, les nationalistes, puis, finalement, l’Armée rouge, la Makhnovtchina fit donc la révolution – sa révolution, pas celle des bolcheviks. Une révolution libertaire, qui annonce celle que mèneront les anarchistes en Catalogne, moins de vingt ans plus tard… Mais s’il y eut un Orwell pour rendre «hommage à la Catalogne», il n’y eut personne pour rendre «hommage à l’Ukraine».

Pour Makhno, aucun pouvoir ne devait dicter sa volonté aux masses. L’organisation de la vie politique devait être fondée sur l’existence d’associations librement formées, qui correspondaient «en tout à la conscience et à la volonté des travailleurs eux-mêmes». Le Manifeste de la Makhnovtchina s’élève «contre l’oppression des ouvriers et paysans par la bourgeoisie et par la dictature bolchevique-communiste» et se donne pour but «la lutte pour la libération totale des travailleurs ukrainiens du joug de telle ou telle autre tyrannie et pour la création d’une véritable constitution socialiste»… Ce qui, en creux, nie le caractère «socialiste» du pouvoir bolchevik. Pour Makhno, fidèle à la tradition anarchiste, aucun pouvoir ne peut légitimement dicter sa volonté aux travailleurs, et l’organisation politique de la collectivité doit être fondée sur la libre fédération d’associations et de communes respectueuses de «la conscience et (de) la volonté des travailleurs eux-mêmes».

Le manifeste exige l’expropriation de la bourgeoisie, rejette les partis politiques et toute autorité étatique, proclame la liberté totale de parole, de la presse et d’association, exige l’accession immédiate, sans période transitoire, de l’Ukraine à l’indépendance et son organisation sur la base de conseils ouvriers et paysans, la dissolution de la police et son remplacement par des formations d’autodéfense. Des communes libres sont instituées à l’initiative des paysans pauvres, trois congrès régionaux tenus malgré la situation militaire, pour encourager l’«auto-organisation des masses». Quant à l’armée révolutionnaire, elle ne regroupait que des volontaires, élisait ses officiers, ne concevait de discipline que librement consentie.

On est en Ukraine, on est aussi dans une expérience de socialisme libertaire, de communisme anti-autoritaire, qui finira, comme à Kronstadt, comme en Catalogne, par être écrasée par les forces d’un «autre communisme» étatique, autoritaire, exclusif de toutes autres forces révolutionnaires: pas encore le «communisme» de Staline, mais déjà celui de Lénine. Et de Trotsky. Et de la défaite de la révolution, de l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Pour le capitalisme, mieux valut la pseudo révolution d’octobre que la poursuite jusqu’à son terme de la réelle révolution de février, comme mieux valut Trotsky que Makhno, Lister que Durutti, et avant ceux-là, les massacreurs sans scrupules que les régicides délicats: Fouché traverse tous les régimes, Saint-Just est guillotiné en Thermidor. Et Makhno meurt en exil.

«Makhnovtchina, Makhnovtchina/Armée noire de nos partisans/Qui voulait chasser d’Ukraine/A jamais tous les tyrans»

* Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg L'Impoligraphe

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lundi 8 janvier 2018

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