Revoir la controverse de Tchernobyl
Face aux velléités de relance du nucléaire, vu comme une «solution» contre le changement climatique, il est essentiel pour les citoyen·nes de comprendre les conséquences sanitaires et environnementales liées aux activités nucléaires (commerciales et militaires), en particulier celles résultant d’accidents. Concernant la catastrophe de Tchernobyl survenue en 1986, il existe, selon les sources, d’énormes divergences dans les estimations de mortalité, ce qui a contribué à la confusion et à une méfiance de la part du public. De tels écarts vont bien au-delà de l’habituelle marge d’erreur 1> Il en est de même pour Fukushima (2011), mais pour Tchernobyl (1986) nous disposons de 35 ans de données. et nécessitent des éclaircissements.
50 décès directement imputables à l’accident de la centrale nucléaire et 4000 décès potentiels dus aux cancers induits par les radiations dans le futur: c’est l’estimation 2>Cf. communiqué OMS/IAEA «Tchernobyl: l’ampleur réelle de l’accident» diffusé à travers le monde. faite en 2005 par le lobby nucléaire3>Incluant les puissances nucléaires (notamment Etats-Unis, Royaume-Uni, France), leurs industries nucléaires, les autorités nucléaires nationales et internationales et, de manière regrettable, des agences onusiennes, OMS comprise. dans le rapport onusien du «Forum Tchernobyl»4>OMS, Health Effects of the Chernobyl Accident and Special Health Care Programmes – Report of the UN Chernobyl Forum, Geneva, 2006. . 985 000 morts, c’est l’estimation avancée par des chercheurs indépendants dans un livre 5>Yablokov A., Nesterenko V. and Nesterenko A., Chernobyl: Consequences of the catastrophe for people and the environment. Annals of the NYAS, Vol 1181, Wiley, New York, February 2010. publié par l’Académie des sciences de New York (NYAS) en 2009, intitulé Tchernobyl: conséquences de la catastrophe pour la santé et l’environnement.
Personne ne croit aux chiffres donnés en 2005 par le lobby nucléaire, et peu de monde croit davantage que le pire accident industriel de l’histoire pourrait avoir causé presque un million de morts dans le monde, comme l’ont estimé les auteurs de la publication du NYAS – l’inoubliable volume 1181.
Omissions majeures
L’omission la plus flagrante expliquant les écarts dans les estimations de mortalité est de nature géographique. Le Forum de Tchernobyl limite son examen à trois sous-populations (liquidateurs de la centrale, habitant·es des territoires les plus contaminés et personnes évacuées) des trois pays les plus touchés (Biélorussie, Ukraine, Russie), soit 605 000 personnes au total. En revanche, le volume 1181 du NYAS examine les conséquences sanitaires sur toutes les populations touchées par l’accident, en tenant compte que la plupart (64%) des retombées radioactives se sont dispersées hors de l’ex-URSS. L’Europe et l’Asie mineure, par exemple, ont été sérieusement contaminées.
La deuxième omission majeure du Forum de Tchernobyl concerne l’éventail des maladies considérées. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), entièrement subordonnée à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)6> Pilier du lobby nucléaire: une partie du mandat de l’AIEA consiste à promouvoir l’utilisation pacifique de l’atome., prend en compte uniquement les cancers (presque exclusivement celui de la thyroïde) et certaines malformations congénitales étroitement définies. Pourtant, on sait depuis plus de 50 ans que la contamination radioactive, de par ses effets sur le système immunitaire, touche tous les organes, favorisant l’apparition de toutes sortes de maladies.
Notons à ce propos que l’estimation du NYAS a été ridiculisée au motif qu’un million de décès ne seraient pas passés inaperçus. Malheureusement, cela est faux parce que toute augmentation du nombre de cancers imputables à Tchernobyl s’avèrera indétectable dans la masse des cancers attribuables à des causes multiples, comme c’est le cas pour toute maladie multifactorielle.
La troisième omission majeure du rapport concerne l’estimation de l’exposition aux radionucléides. Le lobby nucléaire ne tient pas compte de l’exposition totale sur la durée, en particulier de la dose massive initiale reçue au moment de l’accident. Il ignore le rôle des «particules chaudes» ainsi que l’interaction entre la pollution chimique et radioactive, notamment l’effet des milliers de tonnes de plomb utilisé pour éteindre l’incendie de la centrale. Il y a désaccord aussi sur la quantité de radioactivité émise. L’IPPNW (Médecins pour la prévention de la guerre nucléaire) 7>En anglais: International Physicians for the Prevention of Nuclear War. relève que «les estimations des organisations favorables au nucléaire comme l’UNSCEAR [Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants] et l’AIEA sont beaucoup plus basses que celles de l’Union soviétique en 1986, qui constituent l’évaluation la plus complète des doses de radioactivité»8>IPPNW/PSR, Health effects of nuclear disasters in Chernobyl and Fukushima, 2016..
Par ailleurs, le rôle de l’irradiation chronique, interne et à faibles doses – nié jusqu’à récemment – a été systématiquement sous-estimé par le lobby dans son évaluation des effets sanitaires, bien qu’elle soit responsable de 95% des contaminations des populations, via l’ingestion de radionucléides par voie alimentaire.
Les normes de radioprotection se basent sur un modèle obsolète qui s’applique à un événement radiologique massif et externe, tel le bombardement d’Hiroshima. Ces normes, plus ou moins adéquates pour évaluer le rayonnement externe, n’ont aucun sens dans un contexte de contamination radioactive chronique, interne et à faibles doses – ce qui constitue la préoccupation majeure lors d’accidents nucléaires.
Selon ce modèle inapproprié, on applique une «moyenne» sur une population entière, en faisant fi des sources locales de contamination concentrée – une procédure aussi dénuée de sens que celle qui consisterait à prendre la moyenne des températures des patients dans un hôpital. De la même manière, on établit une moyenne de la contamination interne sur l’ensemble du corps, en ignorant les dépôts d’énergie hétérogènes aux niveaux cellulaire et sous-cellulaire et en négligeant le fait que différents radionucléides se concentrent de manière spécifique dans différents organes.
L’estimation de 985 000 morts avancée par les auteurs du NYAS est basée sur des études épidémiologiques standard, du type de celles couramment utilisées pour élaborer des politiques de santé publique. En maintenant constants d’autres facteurs tels que le statut socio-économique ou la démographie, on compare les problèmes de santé de populations ne différant que par leur niveau d’exposition, bas, moyen ou haut, à la radioactivité. Sans apporter la preuve d’un lien de cause à effet, cela permet d’établir les corrélations, qui par la suite demanderont à être investiguées.9> Par autopsie, pour mesurer la concentration de radionucléides dans les organes afin d’établir des corrélations avec des maladies.
Ordre de grandeur plausible?
L’estimation de 4000 morts produite par l’AIEA ne porte que sur un petit effectif de 605 000 personnes et uniquement sur le cancer. La même étude a établi qu’il y aurait peut-être encore 5000 décès supplémentaires (dus à des cancers) parmi les 6 millions de personnes habitant d’autres régions contaminées des trois pays les plus affectés. A relever à ce propos qu’une estimation de mortalité réalisée par Greenpeace 10>Greenpeace, The Chernobyl Catastrophe: Consequences on Human Health, Amsterdam, 2006. , concluant à 200 000 décès, concerne aussi exclusivement les cancers dans les trois pays les plus touchés, ce qui suggère que des chiffres mondiaux incluant toutes les autres maladies consécutives à l’accident de la centrale seraient nettement plus élevés.
Etant donné que les niveaux d’exposition dans les régions les plus contaminées d’Europe (et du Moyen-Orient et d’Asie) sont souvent comparables à ceux des régions les moins contaminées des trois pays les plus affectés, il n’est pas surprenant de constater que les estimations des décès pour l’ensemble de l’Europe (750 millions de personnes) et dans le monde se chiffrent par centaines de milliers.
Vu la menace que représente le volume 1181 pour le lobby nucléaire, il était prévisible que la publication de cet ouvrage allait susciter de violentes critiques. Depuis sa sortie en 2009, le lobby a présenté une image déformée du livre, au point d’affirmer de manière absurde et mensongère que le NYAS avait désavoué sa propre publication. Au contraire, le NYAS a défendu la parution du volume 1181 en invoquant sa «responsabilité de fournir des forums ouverts de discussion sur des questions scientifiques» et son engagement «à publier des contenus jugées valables par l’ensemble de la communauté scientifique».
Parmi d’autres coups bas, le lobby nucléaire a mis en cause la valeur scientifique du livre. Or, en termes de pourcentages de références à des articles publiés dans les revues à comité de lecture, le volume 118111>Katz A., «Who is afraid of Volume 1181 of the New York Academy of Sciences?», International Journal of Health Services 2015, Vol 45(3) 530-544. (40%) apparaît d’une qualité scientifique bien supérieure à celle des travaux du Forum Tchernobyl (18%).
Le volume s’appuie sur 5000 articles scientifiques et présente les résumés de 500 études faisant état d’effets sur la santé dans le monde entier. Il conclut qu’il y a eu des augmentations significatives des cancers de tous types, des maladies respiratoires, cardiovasculaires, gastro-intestinales, urogénitales, endocriniennes, immunitaires, du système lymphatique et du système nerveux; des maladies prénatales, périnatales, de la mortalité infantile, des avortements spontanés, des difformités et anomalies génétiques; des perturbations et retards du développement mental, des maladies neuropsychologiques et des cécités. Plusieurs effets néfastes sur la santé sont en cours d’accroissement au lieu de s’amoindrir avec le temps, y compris des effets génétiques – lesquels sont bien entendu irréversibles.
Il s’agit là de preuves essentielles de la mortalité et la morbidité que le lobby nucléaire a tenté de faire disparaître. Le lobby contrôle toute la recherche et les politiques en matière de rayonnements et santé, et subordonne même l’OMS à ses intérêts. Pour des raisons évidentes de conflits d’intérêts, la responsabilité de l’évaluation des effets sanitaires des activités nucléaires doit être confiée d’urgence à des institutions indépendantes.
Alison Katz est membre de Solidarités et du Centre Europe-Tiers Monde.
Notes