Rapport aux bêtes
L’initiative pour une interdiction de l’expérimentation animale et humaine a été littéralement balayée par le peuple. Non sans doute par mépris des animaux, mais par crainte de ne plus pouvoir bénéficier des résultats médicaux de cette expérimentation: l’humain pense d’abord à lui-même avant que de penser aux animaux. L’échec cinglant de l’initiative est cependant trompeur, en ceci qu’il ne clôt nullement le débat fondamental sur le rapport que l’animal humain doit entretenir avec les autres animaux.
Je dis les «autres animaux», puisque si, dans ce début de ce texte comme dans le langage courant, j’utilise les mots «animaux» et «humains» en opposition, à tout le moins en distinction, de ce que l’un et l’autre désignent, je ne cède qu’à une commodité de langage, alors que les humains sont des animaux. Qui tiennent à se distinguer des autres animaux, mais n’en constituent pas pour autant un genre distinct – seulement une espèce spécifique. Il y a bien une espèce humaine, mais pas de «genre humain» et, fondamentalement, il n’y a pas plus de différence entre un humain et un chat qu’entre un chat et un chien, bien moins entre un humain et un chimpanzé qu’entre un chimpanzé et un ouistiti… Des différences entre animaux, la société humaine en fait quand elle accorde des statuts différents aux animaux de compagnie, de boucherie et de laboratoire. «Jamais les animaux n’avaient été traités avec à a fois autant de violence et autant de bienveillance», note l’anthropologue Charles Stépanoff, qui ajoute que «ces deux modes sont en réalité complémentaires puisque nous nourrissons nos animaux de compagnie avec la viande que nous ne consommons pas des animaux que nous abattons»…
Statuant sur une expérimentation sur des primates, le Tribunal fédéral a estimé que la dignité des animaux n’est pas la même que celle des humains. Et la loi fédérale sur la protection des animaux prescrit (dans sa version française) qu’il y a «atteinte à la dignité de l’animal lorsque la contrainte qui lui est imposée ne peut être justifiée par des intérêts prépondérants», intérêts «prépondérants» qui ne sauraient être qu’humains. On a donc une pesée d’intérêts et de droits: d’une part l’intérêt de l’animal humain à se servir des autres animaux, d’autre part le droit de tous les animaux à ne pas souffrir. Mais ces intérêts comme ces droits, ces normes, ces principes sont définis par des humains – ce sont donc des humains qui décident de leur respect ou des exceptions à ce respect, des humains qui définissent les droits des autres animaux: l’éthique animale est une éthique humaine. Qui nous vient du même âge «moderne» (et «occidental») qui a inventé l’utilisation massive d’animaux de laboratoire pour tester ce qui pourrait convenir à l’animal humain, en même temps que les abattoirs industriels.
Nous ne savons plus vraiment ce qu’est un animal (un autre animal que l’humain…) et ce que signifie tuer un animal pour le consommer (ce que les animaux prédateurs, eux, savent). Le bœuf, le lapin, le poulet, le mouton que l’on mange, on ne l’a pas tué nous-mêmes, ni vu tuer. Et on ne le voit pas dans ce que l’on consomme de lui, ces morceaux emballés sous plastique. «Nous avons transformé les animaux en marchandise, et pour que cela passe bien auprès des consommateurs, nous avons accompagné ce processus d’une ‘désanimalisation’ complète», observe le généticien Denis Duboule. Ce qui sort d’un abattoir industriel est bien de la viande, mais ce qui y est entré n’est rien qu’une matière première. Dont on fera une marchandise. Qu’on surgèlera. Qu’on emballera sous plastique. Qu’on vendra comme n’importe quelle autre marchandise: du papier-cul, du dentifrice, de l’herbe à chat… Pour que les citadins et les citadines puissent se souvenir de ce qu’ils et elles mangent quand ils ou elles mangent de la viande, il faudrait rétablir les abattoirs au cœur des villes, avec des rigoles de sang sur le côté des rues et des abats sur le trottoir. Et des animaux vaquant dans les cours et les rues, au lieu que d’être entassés dans des élevages du genre de ceux où des porcs d’un quintal n’ont droit qu’à un mètre carré (un mètre trente en élevage bio).
On peut certes poser comme principe l’égalité de tous les animaux, humains compris, mais par quoi ce principe se traduit-il, sinon par l’autoproclamation de certains humains comme représentant·es des autres animaux, sans évidemment n’avoir jamais été pour cela mandatés par eux? Nous sommes que des animaux parlant au nom des autres animaux… et votant sur leur destin.
Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.