De quoi Zemmour est-il le nom?
Si consternante qu’elle puisse nous paraître de la province d’où nous y assistons, la campagne électorale de la présidentielle française n’est pas dénuée d’enseignements. On a pu dire, ici ou ailleurs, ce que nous suggérait l’état d’une gauche qui réussit l’exploit d’être à la fois à son étiage le plus bas et productrice du plus grand nombre historique de candidatures, et l’état d’une droite traditionnelle, démocratique, courant depuis des mois, sinon des années, aux basques de l’extrême-droite pour tenter d’en récupérer une partie de l’électorat. Là, c’est précisément de cette extrême-droite dont il est question, et plus précisément encore de son nouveau héraut, Eric Zemmour, dont le surgissement a eu deux effets: tirer la candidate de la droite traditionnelle, Valérie Pécresse, plus à droite, et «respectabiliser» (ou «dédiaboliser») Marine Le Pen.
Avec Zemmour, on n’est plus dans le «populisme» de droite, conservateur, mais dans quelque chose qui tient d’une reformulation moderne du fascisme. Sans les moyens, sans la puissance, du fascisme, mais avec, déjà, ses présupposés. Le fascisme est, fondamentalement, révolutionnaire: il hybride un discours social et un discours national dans une idéologie xénophobe, raciste et épuratrice qui remet radicalement en cause la démocratie bourgeoise, le rationalisme des Lumières et l’humanisme, dans le temps et le mouvement même où il combat férocement le socialisme, en prétendant le parfaire en le dénaturant: Mussolini, grand lecteur de Sorel, vient du socialisme révolutionnaire… En tenant un discours nationaliste qui réduit la nation à une race ou une ethnie, le fascisme mène une politique étatiste, économiquement interventionniste, et industrialiste. C’est aussi le programme de Zemmour.
Le fascisme n’est pas un projet conservateur comme les autres, qui serait seulement un peu plus radical que les autres: c’est un projet spécifique, à la fois révolutionnaire et réactionnaire, de purification et de régénération de la société. Un projet au moins xénophobe, voire raciste – il faut que la nation, devenue une sorte de grande tribu, se débarrasse de toutes celles et ceux qui ne correspondent pas à la définition qu’on en donne – et qui s’appuie sur une histoire réécrite et mythologisée. Puisque, selon Zemmour, la France est menacée par l’islam et l’immigration, il faut se débarrasser de l’un et bloquer l’autre. Se débarrasser de l’islam comme naguère la Sainte Ligue d’abord, Louis XIV ensuite, voulurent se débarrasser des protestants? Ou comme Drumont ou Céline voulaient se débarrasser des juifs?
Le fascisme, comme mouvement politique, a besoin d’une force à la fois militante et milicienne, violente, organisée, nombreuse. Zemmour n’en dispose pas: il n’a à son service que quelques petits groupes de nervis. Mais c’est suffisant: l’historien Robert Paxton considérait les fascistes proches du pouvoir «lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes (…) et essaient de coopter leur clientèle». Zemmour marque le glissement à droite du paysage politique, y compris de celui de la droite elle-même, au point qu’il en arrive à rendre efficace la stratégie de «dédiabolisation» du FN, devenu RN, entamée par Marine Le Pen. Le glissement général à droite produit Zemmour, et du coup Zemmour «gauchise» Le Pen et Macron dans le moment même où il «droitise» Pécresse.
On n’a pas en Suisse d’équivalent de Zemmour comme personnification médiatique. Peut-être parce que le système politique suisse ne se prête pas à l’émergence d’une figure unique, et que le pluralisme linguistique dilue l’impact médiatique de toute intervention du genre de celles de Zemmour. Mais l’absence en Suisse de figure d’une sorte de fascisme modernisé aussi centrale que la sienne ne signifie pas que, sous une autre forme, un tel courant ne puisse aussi émerger ici. Après tout, en Romandie en tout cas, il a ses fans, Zemmour. Et Trump avait les siens, souvent les mêmes. Et Salvini aussi. L’islamophobie, comme digne héritière de la bonne vieille judéophobie de l’antisémitisme traditionnel, ne se porte pas plus mal en Suisse que dans les pays voisins: des groupes s’agitent à la périphérie de l’UDC, comme leurs équivalents français s’agitaient à celle du Front national avant qu’il se mue en Rassemblement national, et s’agitent désormais à la périphérie du zemmourisme… Eh oui, il nous faut nous y résigner: la Suisse est bel et bien en Europe.
Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.