Médias et prisons: le pouvoir des mots
Dans son ouvrage très remarqué et plusieurs fois réédité Sociologie de la prison, le sociologue Philippe Combessie livre la conclusion suivante: «Tout ce qui abaisse la dignité d’un homme rejaillit sur les individus qui y coopèrent, sur l’institution qui le tolère, et sur la société qui l’accepte et qui, pour ce faire, l’occulte. Voilà pourquoi il faut s’efforcer de rendre la prison visible.»1>Philippe Combessie, Sociologie de la prison, 4e éd., Editions La Découverte, Paris 2018, p. 111.Rendre la prison visible. Une tâche complexe, qui implique de s’écarter de l’émotion pure et de livrer une analyse empreinte de réflexion. Si des associations telles qu’Infoprisons – plateforme d’échange sur la prison et la sanction pénale – s’efforcent de rendre la prison visible, les acteurs les plus influents restent les médias. Ces derniers y parviennent-ils? Comment abordent-ils les thématiques pénales?
Pour tenter de répondre à ces questions, prenons l’exemple d’un article paru dans Le Nouvelliste du 19 novembre dernier2>Gilles Berreau, «Le meurtrier conteste sa peine», Le Nouvelliste, 19.11.21. L’analyse de cet article n’est qu’un exemple visant à illustrer l’approche choisie par les médias. Une analyse similaire aurait pu être effectuée avec un article écrit par un·e autre journaliste dans un autre média.. Le journal revient sur la comparution devant le Tribunal cantonal valaisan de l’auteur présumé d’un meurtre qui a recouru contre le jugement de première instance en vue de diminuer la peine retenue. Sur la première page du journal, l’on peut déjà lire un renvoi vers la page de l’article portant le titre suivant: «Il trouve que treize ans c’est trop pour avoir tué un jeune à Martigny». L’article a quant à lui pour titre: «Le meurtrier conteste sa peine». Au-delà de la souffrance engendrée par une telle affaire, il parait intéressant de s’arrêter sur les mots et le sens des phrases. Trois remarques peuvent ainsi être apportées.
Premièrement, de par ses titres et son contenu, l’article semble critiquer le fait que le prévenu a décidé de recourir contre le jugement de première instance. Or est-ce critiquable? Le procès pénal offre des garanties procédurales, parmi lesquelles des voies de recours. Cela fait partie des droits fondamentaux de tout·e prévenu·e et participe à la bonne administration de la justice. La logique derrière l’idée que l’auteur présumé a, disons l’impertinence, de contester la peine fixée par le jugement de première instance est toujours celle que la peine prononcée par le tribunal ne saurait être trop sévère au vu de l’acte commis, et cela sans aucune considération des connaissances juridiques, criminologiques ou encore psychologiques.
Deuxièmement, l’article traite de la durée de la peine retenue de façon toute subjective. L’auteur présumé trouve que treize ans c’est trop. Et le public n’est assurément pas du côté du «meurtrier» mais bien de celui de la victime, dont la famille était «en larmes au procès», comme le précise le journaliste. Le jeu rhétorique conduit ainsi à admettre que treize ans de prison dans cette affaire, ce n’est donc pas trop, mais justifié. Un simple titre influence la conception de tout le système pénal. Peu importe finalement le nombre d’années dont il est question dans la présente affaire. Cinq ans aussi, ça aurait été justifié? Et vingt?
Troisièmement, le journaliste n’exempt pas l’article d’opinions personnelles, par exemple en concluant un dialogue entre le prévenu et la présidente de la Cour ainsi: «Cet échange éclaire sur la personnalité du prévenu qui fuit ses responsabilités.» Ce jugement de valeur met quant à lui en lumière la position prise par l’auteur de l’article, position qui se rattache davantage à une conception politique ou idéologique du procès pénal qu’à un exercice journalistique visant à informer le public sur le déroulement d’une audience. Il ne s’agit toutefois pas d’empêcher les journalistes de livrer une analyse plus personnelle ou de donner leur opinion. Ce qui nous semble problématique, c’est que la grande majorité – pour ne pas dire la quasi-totalité – des articles journalistiques rapportant des affaires pénales sont écrits sous ce même angle. Un angle orienté vers les émotions et les idées reçues et non vers les travaux scientifiques en matière de criminologie.
S’émanciper de l’idéologie purement punitive
Afin de justifier la position choisie, les médias peuvent-ils prétendre refléter l’opinion publique, revendicatrice de plus de sévérité? Une étude menée en Suisse par des criminologues a semblé montrer que si le public devait fixer les peines en toute connaissance de cause, une majorité du public fixerait des peines moins sévères que celles prononcées par les juges3>André Kuhn, Patrice Villetaz, Aline Willi-Jayet, «L’influence de l’unité de sanction dans les peines infligées par les juges et celles désirées par le public», Déviance et Société 2005/2 Vol. 29, pp. 221 à 230.. Sans entrer dans le détail de l’étude et sans discuter de ses limites, nous conclurons qu’une information autant objective que possible parait indispensable pour pouvoir appréhender correctement le monde pénitentiaire.
Surexposition de la violence, simplification extrême, hyper-émotion, la présentation du monde carcéral et pénal par les médias est sujette à critiques et peut avoir de graves conséquences4>Cf. p. ex. Pascal Decarpes, «Topologie d’une prison médiatique», Champ pénal Vol. 1/2004; Karl-Ludwig Kunz, Tobias Singelnstein, Kriminologie, 7e éd., HauptVerlag, Bern 2016, §23 nos 13 ss.. La simplification extrême des sujets relatifs à la prison conduit par exemple à une stigmatisation des personnes condamnées et incarcérées, qui peut elle-même entrainer ce que les sociologues appellent un effet de prisonniérisation: la personne détenue s’habitue à son statut de personne jugée comme déviante et restera prisonnière du rôle qu’on lui a ainsi attribué5>Cf. p. ex. Decarpes, op. cit., nos 32 ss et les références citées..
Afin d’y remédier, il semble intéressant de ne pas considérer la criminalité comme un phénomène simplement individuel, de ne pas s’arrêter aux actes seuls, mais d’élargir le point de vue. En 1990, en publiant son ouvrage Changing Lenses: A new Focus for Crime and Justice, Howard Zehr, un des premiers penseurs de la justice restaurative, invita précisément à changer de perspective 6 6>Howard Zehr, Changing Lenses: A new Focus for Crime and Justice, Herald Press, Scottdale / Waterloo 1990.. En matière de médias, il nous parait également souhaitable de changer de perspective, de s’émanciper de l’idéologie purement punitive, propre à propager le sentiment d’une insécurité grandissante. Car derrière les mots, entre les lignes, il y aura toujours des êtres humains et leur histoire.
Notes
Florent Morisod est étudiant en droit et membre du groupe Infoprisons.
Quelques mots, quelques lignes, et un·e condamné·e
Quelques lignes qui se perdent au fond d’une page, une étroite colonne qui grignote la marge. Un encart plus petit que la photo qui l’accompagne – des barreaux sagement alignés, lustrés pour l’occasion, tirés d’une banque d’images en libre accès. Quelques lignes, quelques courtes phrases qui prétendent dire tout en une poignée de mots jetés là. Des mots violents pour décrire la violence. Des mots abandonnés entre les serres de l’opinion publique qui, ouvrant grand son bec intransigeant, piaille à l’envi, déchiquette le paragraphe, dépèce les phrases, taillade les sens pour ne laisser derrière elle que les restes soudainement frelatés d’un incident sommairement relaté.
Quelques lignes, quelques mots, pas beaucoup, juste assez pour peser de tout leur poids sur le mauvais plateau de la balance, pour s’inscrire dans la mauvaise cellule du tableau, pour justifier l’infernale dichotomie et les fantasmes des un·es colmatant leurs failles par la chute des autres.
Parce qu’il le faut, on a choisi son camp, celui du lésé, de la victime. Le temps d’une lecture, l’individualisme cède sa place à une forme de solidarité nouvelle et sélective. On se sent blessé·es, offensé·es, et on s’offusque alors du laxisme d’une justice décadente, on exige une véritable peine, on affirme que l’on ne veut pas de ça chez nous. Alors, dans un même geste insensé, funeste communion, on saisit le glaive qu’une Iustitia trop indulgente n’avait pas brandi assez haut et on l’abat avec force et détermination. Et dans le fracas de la lame qui tranche, on n’entend ni les plaintes douloureuses des victimes, ni les souffrances à peine dissimulées des condamné·es au prénom d’emprunt.
Quelques lignes austères dans une langue complexe. Une affaire froidement numérotée, entre celle d’avant et celle d’après. Sur la page, d’autres numéros pour d’autres affaires qui servent d’exemples, qui justifient la décision. Et des articles de loi, eux aussi numérotés, longuement discutés jusqu’à ce qu’un seul survive à l’implacable argumentation, jusqu’à ce qu’un seul soit en mesure, par un étrange procédé nommé subsomption, de résumer toutes ces heures de débats, toutes ces pages d’expertises, toutes les circonstances qui entouraient l’acte punissable dont il fut question. Oubliant parfois les années de vies qui le précédèrent. Faisant fi de celles à venir.
Un article dans une loi, un article dans un journal. Quelques lignes de reproches. Des jugements. Une affaire comme tant d’autres, un simple fait divers. Et pourtant, les espaces clos, les grilles, les heures rallongées, les jours sans soleil et les pas résignés dans l’ombre des hauts murs. Les portes qui se ferment bruyamment. Et l’espoir, fine poussière, qui s’envole peu à peu et se glisse entre les barreaux pour sortir de l’enceinte sécurisée, s’accrochant à la pointe acérée d’un barbelé, avant de s’enfuir là-bas, au loin, où les trains passent dans un sens et puis dans l’autre. Si loin que d’ici, on ne les entend pas.