Déconstruire nos imaginaires coloniaux
Nous traversons actuellement une crise systémique sans précédent – comme en témoignent entre autres la conjonction de la crise climatique et la crise sanitaire, l’érosion des démocraties néolibérales et la montée des mouvements néofascistes et d’extrême-droite, la destruction progressive de notre tissu social et l’augmentation des inégalités socio-économiques. Cette crise est la conséquence d’un modèle socio-économique global basé sur l’exploitation de la nature, l’oppression des gens (notamment les femmes, les personnes racialisées, queer et/ou indigènes du «Sud global») ainsi que la poursuite incessante de la croissance et l’accumulation de capital. Cette crise systémique s’accompagne cependant d’une montée de différentes formes de résistances et d’alternatives à travers le monde.
Premièrement, il est important de noter qu’une alternative ne peut suivre la même logique que le système responsable de la crise à laquelle l’alternative répond. Toute initiative qui ne questionne et/ou n’aborde pas les racines historiques et structurelles du néocolonialisme, du patriarcat, du racisme, de l’anthropocentrisme, de l’hétéro-normativité, entre autres structures d’oppression, n’est en fin de compte qu’une fausse solution. Ces initiatives (en général proposées par les responsables de la crise actuelle) incluent: le développement «durable», la croissance «verte», la croissance «bleue», l’éco-modernisme ou le capitalisme «social responsable».
Oxymores mis à part, une alternative systémique critique et qui aspire à aller au-delà des structures d’oppressions mentionnées précédemment – tout en se centrant sur la pérennité de la vie (des personnes, de nos communautés et de la nature) est nécessaire. De telles alternatives travaillent à la justice sociale, à l’équité, à l’autonomie, à l’autosuffisance, à la diversité culturelle, à l’inclusivité, à la dissolution des hiérarchies, à la démocratie directe, au respect de la nature, aux pratiques du care (prendre soin), à la solidarité, à la réciprocité, etc. On peut citer la décroissance, les communs (physiques, digitaux, urbains, etc.), le buen vivir, la souveraineté énergétique, la souveraineté alimentaire, l’agro-écologie, les (éco)féminismes, la démocratie écologique radicale, les économies sociales et solidaires, les mouvements de justice environnementale, les éco-villages et communautés intentionnelles, entres autres. Contrairement à ce que Margaret Thatcher et ses sbires affirmaient, il existe bien une multitude d’alternatives dans le monde.
Cependant, une alternative locale ne peut changer les structures macro-économiques globales. C’est pourquoi nous devons articuler simultanément nos luttes contre l’architecture financière néolibérale, les systèmes et structures (géo)politiques et économiques – ainsi que les Etats et les entreprises qui les soutiennent – en même temps que nous construisons, rendons visibles, amplifions et connectons ces alternatives à travers le monde. Le défi n’est pas seulement le manque de ponts entre alternatives ou mouvements sociaux, mais la façon dont nous construisons ces ponts. C’est pourquoi nous pouvons nous tourner vers le concept zapatiste du «plurivers» pour nous guider et nous inspirer dans cette réflexion.
Le plurivers peut se définir comme «un monde dans lequel de nombreux mondes s’intègrent» (un mundo donde quepan muchos mundos). En effet, plutôt que de concevoir et imposer des solutions universalistes et monoculturelles depuis le sommet vers la base, le plurivers considère le monde comme une toile d’interdépendances dans laquelle des alternatives concrètes peuvent être tissées ensemble. Le plurivers peut être compris comme un horizon politique qui tire parti de la multiplicité de toutes ces alternatives locales et aspire à les articuler dans des réseaux et systèmes interconnectés à différentes échelles.
Il existe certaines initiatives politiques concrètes qui s’inspirent de la notion de plurivers, telles que la «Tapisserie globale d’alternatives». Basée sur des processus locaux/nationaux de «confluence d’alternatives» (tels que Vikalp Sangam en Inde ou Crianza Mutua au Mexique), elle vise à construire des réseaux de solidarité et des alliances stratégiques entre une multitude d’alternatives aux niveaux local, régional et mondial, et cherche à se répandre petit à petit de façon décentralisée sous la forme d’un ensemble complexe et en constante expansion de tapisseries, tissées ensemble par des réseaux communautaires et d’alternatives déjà existants.
Le plurivers est un projet complexe, qui doit être ancré dans l’interculturalité, le respect des diversités politico-culturelles, le dialogue entre alternatives et communautés de différents territoires et cultures politiques et la décolonialité (qui remet en question le caractère universaliste qui imprègne la société occidentale). C’est un horizon politique qui aspire à l’horizontalité et qui se doit d’être intersectionnel1>La notion d’intersectionnalité (Kimberle Crenshaw) dévoile la pluralité et l’interconnexion de différentes formes d’oppressions structurelles (sexisme, racisme, homophobie, âgisme…). (pour rendre visible et amplifier les pratiques et connaissances alternatives du Sud global trop souvent réduites au silence – en particulier celles des femmes, des personnes racialisées, queer et/ou indigènes). Le défi maintenant est de continuer à imaginer et construire collectivement ce plurivers – pour nous aider à créer des coalitions durables entre nos alternatives et nos peuples – et de le faire de manière politiquement cohérente, pour éviter qu’il ne devienne juste qu’un autre terme politiquement à la mode, vidé de son essence radicale.
Peut-on réparer?
L’écologie décoloniale a pour axe prioritaire de souligner le lien étroit entre la destruction de l’environnement et celle des sociétés humaines produite par la colonisation et le racisme. Cette rupture avec la bien-pensance de la pensée écologique dominante est bienvenue. Même si nous ne partageons pas certaines analyses qui tendent à faire de la domination coloniale la matrice unique du capitalisme, le constat est clair: le double désastre a bien eu lieu.
L’étonnant est qu’il faille le rappeler, car l’attention portée aux destructions et aux modifications des écosystèmes, en particulier par la monoculture et les plantations, n’est pas nouvelle. En 1981, Eduardo Galeano, dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine, expliquait déjà: «Le sucre a détruit le nord-est du Brésil. Cette région de forêt tropicale a été transformée en savane. Naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. Là où tout avait poussé avec exubérance, le latifundio destructeur et dominateur ne laissa que roc stérile, sol lessivé, terres érodées. […] Le feu utilisé afin de nettoyer le terrain pour les champs de canne dévasta la faune en même temps que la flore […]. Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne». Que cette dimension fondamentale ait pu disparaître du débat public et que l’écologie dominante ait pu l’effacer de ses tablettes en dit long sur le succès de l’entreprise de décérébration intellectuelle néolibérale menée depuis.
Une fois le constat établi, surgit l’inévitable question qui se pose à tout mouvement de lutte: que faire? A l’heure actuelle, le courant de l’écologie décoloniale avance peu de propositions concrètes. L’idée de réparation fait son chemin, principalement dans le domaine des biens culturels spoliés par la métropole colonisatrice. Ailleurs, le déboulonnage des statues d’esclavagistes met en évidence ce passé qui ne passe pas. Mais cela ne suffit de loin pas et force est de constater que l’écologie décoloniale reste muette sur ce qui est aujourd’hui l’arme principale d’étranglement des anciennes colonies: la dette. Ainsi dans son imposant ouvrage de 461 pages, Une écologie décoloniale. Penser le monde depuis le monde caribéen, Malcom Ferdinand n’utilise le mot que deux fois, au passage. Or la violence de l’arme de la dette, moins visible que celle des fouets et des chaînes, est pourtant massive et destructrice.
La dette, arme du néocolonialisme
Ecoutons un connaisseur de premier plan, Thomas Sankara, lors de la conférence de l’Organisation de l’unité africaine en 1987, qui après avoir décrit comment la dette transformait les Africains en esclaves financiers, ajoute: «La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également». Thomas Sankara fut assassiné, comme d’autres dirigeants anticoloniaux africains (Patrice Lumumba, Amilcar Cabral…). Cette violence sociale et économique de l’arme de la dette, maniée par des institutions comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international (FMI) est soudainement apparue dans toute sa crudité aux yeux des Européens lorsque la Grèce fut soumise aux plans d’ajustement structurel de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, FMI).
Reste aussi la dette écologique accumulée par les pays industriellement développés qui pendant des décennies ont émis des gaz à effet de serre au détriment de la planète entière. Grosso modo, on estime que, durant les 19e et 20e siècles, 80% du surplus de CO2 émis provient des pays industrialisés, contre 20% pour le Sud global. Voilà ce que les pays capitalistes développés devront, d’une manière ou d’une autre payer. Pour nous, qui nous voulons internationalistes et anticapitalistes, la dénonciation de la dette odieuse et illégitime du Sud global, la revendication de son annulation est notre manière d’obtenir une forme de réparation de la colonisation.
Il ne faudrait pas que l’adjectif «décolonial» soit compris de manière trop restrictive, exonérant des pays non directement coloniaux, comme la Suisse, de leur responsabilité en matière d’exploitation des peuples du Sud. Dans un récent entretien paru dans le journal du Syndicat des services publics, Sébastien Guex, historien et professeur à l’université de Lausanne, a souligné le rôle destructeur de la place financière suisse, tant sur le plan économique qu’environnemental. Drainant des capitaux partout dans le monde, elle prive de recettes fiscales les autres Etats et appauvrit des pans entiers de la population mondiale. Soutenant les énergies fossiles, elle contribue sans retenue à la destruction du climat.
Prenons un exemple: très lourdement endetté, pillé par son élite dirigeante, le Mozambique a développé une dette «cachée» de plusieurs milliards de dollars. Cachée aux yeux du FMI, qui jugeait la situation du pays déjà proche de la banqueroute. Ce surendettement a été négocié dans sa plus grande part par la filiale londonienne du Crédit Suisse. La même banque suisse a proposé un montage financier, tout aussi frauduleux, de 2 milliards de dollars à la famille dirigeante, prêt remboursable sur les produits de l’exploitation du champ gazier découvert au Mozambique. Même des pots-de-vin de 300 à 400 millions de dollars étaient prévus dans ce projet, qui devait rester secret, car violant toutes les règles du FMI. Dette, banque suisse, fraude, énergie fossile, le compte est bon! Et le championnat suisse de foot s’intitule fièrement Crédit Suisse Super League…
En dénonçant les pratiques environnementales et financières du principal vecteur de l’impérialisme suisse, en luttant contre son pouvoir, nous contribuerons ici à ouvrir la porte à la véritable réparation de la colonisation: mettre un terme au système inique et dangereux qui s’appelle le capitalisme. Ce qui ne se fera pas sans une solidarité active avec les luttes du Sud global.
DANIEL SÜRI, militant anticapitaliste et membre de solidaritéS / Moins! n°55.
Notes
Marta Musić est une militante altermondialiste, doctorante à l’Université autonome de Barcelone. Texte paru dans Moins! n°55, nov-déc 2021.