Contre une justice de technocrates
En confiant la sélection des juges à une commission nommée par le Conseil fédéral, elle risque de technocratiser la justice, tout en rendant plus opaque le processus de sélection qu’il ne l’est déjà. Quant à l’idée qu’il faudrait rendre les juges suprêmes imperméables à toute influence politique, il s’agit au mieux d’une douce illusion, au pire d’une volonté d’exclure de la juridiction supérieure les opinions politiques minoritaires.
L’initiative «sur la justice» veut officiellement désigner les juges du Tribunal fédéral par tirage au sort. Toutefois, c’est une commission «spécialisée», nommée par le Conseil fédéral pour 12 ans, qui serait chargée de sélectionner les juristes éligibles à la juridiction suprême, le tirage au sort se faisant ensuite au sein de ce pool de candidat·es.
Le comité d’initiative est constitué autour du multimillionnaire thurgovien Adrian Gasser, peu connu en Suisse romande mais dont les affaires judiciaires (l’opposant notamment à un syndicat défendant des employé·es grévistes) ont eu un certain écho en Suisse alémanique dans les années 1990. Les motivations du principal initiant ne seraient pas liées à ses déconvenues judiciaires, mais plutôt à une forme de méfiance diffuse à l’égard du système judiciaire suisse. Cela ne l’a pas empêché de dépenser sans compter pour faire aboutir son initiative, déposée en août 2019 à la Chancellerie fédérale.
Le comité d’initiative prétend qu’en confiant la désignation des juges du Tribunal fédéral à une commission de sélection et au tirage au sort, plutôt qu’à la commission judiciaire et au vote de l’Assemblée fédérale comme c’est le cas jusqu’à présent, la sélection se fera sur la compétence plutôt que sur le réseau et le profil politiques. L’argument est un peu dénigrant pour les magistrat·es actuellement en poste, qui sont des juristes aux compétences largement reconnues. Celles-ci sont d’ailleurs vérifiées par la commission judiciaire. Ensuite, en soustrayant la compétence de désigner les juges à l’Assemblée fédérale pour la confier à une commission spécialisée, sous réserve du tirage au sort final, le système proposé fera tout autant reposer le processus de sélection sur les réseaux personnels. Simplement, le système sera plus opaque et se fera en amont de la désignation par tirage au sort. Finalement, avoir des juges au profil politique est plutôt une garantie de qualité de la justice. Celle-ci est rendue par des êtres humains avec des opinions, et le système actuel a au moins le mérite de garantir des places aux minorités.
Le système actuel ne garantirait pas l’indépendance des juges à l’égard des partis, en raison du processus d’élection et de réélection, et en raison du fait que les juges reversent une partie de leur salaire aux partis qui les ont désignés. D’un point de vue strictement formel, ce sont donc les partis qui sont dépendants des juges, et non l’inverse. Ceci dit, le système proposé par l’initiative ne renforce pas l’indépendance. En réalité, il tend à transférer la compétence de désignation du parlement au Conseil fédéral (qui devrait nommer la commission spécialisée de recrutement). Les juges de la Cour suprême exercent une charge avec une composante politique évidente. L’affichage de la couleur politique des juges et la garantie de la représentation des minorités favorise plus l’indépendance des jugements qu’un processus de sélection technocratique et sans contrôle du parlement.
Le problème est plutôt l’exigence de réélection périodique avec des menaces, notamment de l’UDC, de ne pas voter en faveur des juges qui ont rendu des jugements qui leur déplaît. Un système prévoyant des mandats uniques de longue durée, sans réélection, serait une piste de réflexion plus prometteuse que cette initiative technocratique qui manque singulièrement sa cible.
Article paru sur le site de Pages de gauche, périodique indépendant d’opinions socialistes, https://pagesdegauche.ch/contre-une-justice-de-technocrates/