C’était… oh, presque dans une autre vie!
Jeune instituteur, j’avais mille difficultés à m’extraire chaque jour du sommeil pour aller tenir ma classe. Un matin, encore tout embrumé, j’allume machinalement ma radio. Et là, j’entends une voix qui fait vibrer le haut-parleur: «Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver!» D’un seul coup je suis pleinement réveillé, et j’attends impatiemment la fin du disque pour connaître le nom du chanteur: certainement quelqu’un d’ici, un jurassien, puisqu’on dit que chez nous il n’y a que deux saisons, l’hiver passé et l’hiver qui vient!
C’était Gilles Vigneault, qui chantait son Québec.
Peu de temps après, j’apprends qu’il est à Genève, pour une émission de télé. Il faut absolument que je le rencontre, ce type est extraordinaire! Ma classe à peine terminée, nous fonçons vers le bout du lac: Rolf Kesselring, qui rêvait de devenir éditeur, Denis Niklaus dont l’ambition était d’être imprésario, et moi, qui osais à peine envisager d’être un jour chanteur!
Comment avons-nous pu approcher Vigneault, pourquoi avons-nous sympathisé… je ne m’en souviens guère. Ce que je sais, c’est que nous avons passé une partie de la nuit autour d’un piano, à l’Hôtel des Alpes. Accompagné par Gaston Rochon, Gilles nous a chanté ses dernières chansons. J’ai timidement proposé les miennes. Au moment de nous quitter, son producteur, qui allait devenir le mien, m’a dit:
– Si tu passes par Paris, viens me voir!
Cette rencontre a marqué un tournant dans ma vie.
J’avais déjà – j’ai toujours – une admiration sans bornes pour le poète, le faiseur de chansons. En quelques mots, il vous emmène dans des forêts profondes, sur les rives du Saint-Laurent, dans son village de Natashquan, ou partout sur la planète. Tantôt exubérant, tantôt nostalgique – en un mot: vivant! – il vous entraîne dans une soirée de danse, vous fait partager le destin d’un trappeur ou d’un exilé. Toujours du côté des petites gens, toujours fidèle à son pays, ce qui ne l’a jamais empêché d’en relever les travers. Qui aime bien châtie bien.
J’ai eu le bonheur d’assurer d’innombrables de ses premières parties, à Bobino, à l’Olympia, dans des tournées aux quatre coins de la francophonie. J’ai eu le privilège de devenir son ami, d’être reçu comme un frère dans sa maison, dans sa famille. Impossible de compter les soirées partagées, à rire et à chanter, lui de malicieuses chansons québécoise, et moi de vieilles rengaines de montagne.
Québécois, Romands, Wallons, francophones périphériques, nous sommes unis, je crois, par un sentiment de cousinage, face à l’énorme France.
J’ai découvert son Québec à l’été 1972. Il semblait alors que la voix du Général de Gaulle criant «Vive le Québec libre» résonnait encore sur les pavés du Vieux Montréal. La Belle Province était comme une adolescente qui prend conscience d’elle-même et s’émerveille devant la vie qui s’offre à elle. Chaque soir, la place Jacques-Cartier accueillait une jeunesse joyeuse, enthousiaste et confiante en l’avenir: on allait vers l’indépendance, on allait vers le bonheur et la fraternité! La fête durait jusqu’au matin. Avec d’autres chanteurs, Leclerc et Charlebois, Vigneault était l’un des grands frères qui montraient le chemin.
Infatigable, dans sa vieille maison de pierres, sur la rive du lac des Deux-Montagnes, Gilles vient de fêter son nonante-troisième anniversaire. L’œil pétillant, le verbe vif, il annonce la sortie d’un nouveau disque, «Comme une chanson d’amour» https://gillesvigneault.com/, et ajoute:
– J’aurais pu compléter ce titre par: «… pour la planète»… Un jour peut-être, cet album sera utile à un enfant qui en aura fait un outil. J’ai mis quelque chose à la disposition de qui voudra bien s’en servir.
Ancré dans le présent et toujours tourné vers l’avenir, il se définit comme un «éco-anxieux»… qui fait pourtant confiance à la jeunesse:
– Les jeunes qui sont allés manifester et chanter pour le bien de leur planète future et immédiate, ils sont déjà alertés sur ce sujet. Et certains vont devenir des savants, des experts, des chercheurs et des trouveurs. Un homme de mon âge qui se décourage en voyant comment ça va, il a tort. Il peut regarder les motifs d’encouragement, et ils viennent rarement des gens de son âge. Ce sont les jeunes qui poussent.
A travers le temps qui passe, à travers l’espace qui nous sépare, Gilles Vigneault, solide comme un chêne, reste un ami précieux, et un exemple.
* Vient de paraître: «Rouge», nouveau CD, 13 chansons inédites.