Alain Souchon, poète ado à la vieille âme
Fondu au noir, Souchon en chemise blanche déboule avec sa guitare et embraye directement sur «Allô maman bobo». L’émotion étreint la salle. Gorge serrée, on est projeté dans un karaoké intimiste de 600 personnes avec cette vieille connaissance. Grand échalas frisoté, tendre et facétieux, qui nous accompagne depuis quarante-sept ans.
Après l’escapade en tandem avec son compère Laurent Voulzy, Alain Souchon renoue avec la scène en solo pour la première fois depuis six ans. Sa tournée a fait trois escales en terres romandes, jeudi à Morges, vendredi à Monthey et samedi à Bulle. Au théâtre du Crochetan, un parterre de têtes grisonnantes, parfois venues en famille avec progéniture, lui a réservé un accueil affectueux.
Comme dans son salon
En baskets, monté sur ressorts, Souchon plaisante, digresse, se retourne pour couver des yeux ses quatre musiciens. La scène, il connaît. Elle lui a visiblement manqué, comme au public. Le chanteur en savourera chaque seconde jusqu’à la longue ovation finale, après un florilège en 27 titres qui nous replonge en enfance, dans l’adolescence maladroite, dans l’éblouissement amoureux et les regrets qu’il chante comme personne. «Jamais content», «Y’a d’la rumba dans l’air», «Le bagad de Lann-Bihoué», «La ballade de Jim», «Ultra moderne solitude», «C’est déjà ça», «L’amour à la machine» et, bien sûr, «Foule sentimentale», chanté à l’unisson avec la salle…
Il égrène plusieurs morceaux choisis d’Ame fifties, son dernier album (2019) co-écrit avec ses deux fils. Au Crochetan comme dans son salon, guitare à portée de main et l’ami Voulzy jamais très loin. Nous invitant à fredonner «Belle-Ile en mer», l’hôte du soir promet: «Je lui raconterai, ça lui fera plaisir.»
Les souvenirs s’entrechoquent
Sa nostalgie ne sent pas la naphtaline. Près d’un demi-siècle que Souchon épanche ses états d’âme et observe la France, sans embellir la carte postale. «Dans le Radiola, André Verchuren / Les enfants soldats dans les montagnes algériennes.» Les souvenirs s’entrechoquent dans l’album photo des années 1950 («Ame fifties»).
Poète accompli, guitariste approximatif de son propre aveu, le chanteur s’accompagne du bout des doigts pour l’un de ses plus poignants textes: «Et si en plus, y’a personne». Trois jours après les attentats du Bataclan, l’angélus agnostique avait résonné avec une force singulière à l’Arena de Genève. «Tant de processions, tant de têtes inclinées / Tant de capuchons tant de peur souhaitées». A l’heure des fondamentalismes tyranniques de toutes obédiences, Souchon fait du doute son espérance. «Abderhamane, Martin, David / Et si le ciel était vide». Les derniers mots restent en suspens, ponctués d’un salut adressé au ciel – quoi qu’on y mette.
Cri du cœur d’un boomer
Sa prose ne résout pas les urgences du monde, mais au moins elle les nomme. Alain Souchon s’excuse au nom de sa génération. «Pardon pardon / Collines fatiguées plaines plates / Pleurez votre peine de nitrates». Cri du cœur d’un boomer, féru d’anglicismes, prononcés avec un accent taillé au chewing-gum. Une Austin rutilante croise le fantôme de Bob Marley, les accords de pop anglo-saxonne côtoient le biniou breton, les chaloupes caraïbes et autres musiques migrantes, sous le regard de Degas. Souchon hume l’air, absorbe et dépoussière les références sans les hiérarchiser.
Il détaille les discriminations dans «Ici et là»: «l’escalator est en panne» et de toute façon, il n’a jamais eu vocation à aider les petites mains à traverser le périph’ parisien. Nos larmes se mouillent d’un sourire grinçant avec «Un terrain en pente», titre dans lequel il observe la France qui se lève tôt et pourtant crie famine. L’Hexagone où les usines ferment, mais qui trouve l’argent pour des fanions au Tour de France: «La gloire a des chemins / Durs et abrupts / Pour monter le machin / Faut prendre des trucs.» Implacable poésie. Comment expliquer, alors, qu’il tresse des lauriers à Emmanuel Macron, président «si jeune, talentueux et brillant», en interview en 2019 encore, après la répression des Gilets jaunes? Mieux vaut se concentrer sur la scène.
Un espadon dans une baignoire
Et puis, il y a les femmes. Les chansons du mec rêveur et fragile, hors des schémas classiques de l’homme viril, en regorgent. Elles ont la délicatesse de parler de relations plutôt que de manipuler la femme comme un objet. Masculinité toxique, pulsion morbide, féminicides: Souchon pourfendait le modèle dominant avec trente ans d’avance.
«Sous les jupes des filles» aurait gagné à être servie plus discrètement que par un synthé débordant et un solo de guitare à la Santana. Le public chante fort le refrain et le mot «fille». On retient la strophe-uppercut: «Fanfare bleu blanc rage / Verres de rouge et vert de rage / L’honneur des milices / Tu seras un homme mon fils».
Filant volontiers la métaphore marine, il nous transforme en matelots ballotés par les aléas de la vie. Si l’on écoute bien, derrière les mots, les formules caustiques, se niche un appel à refuser la fatalité, les existences étriquées, les renoncements intimes et collectifs. De quoi parler à toute personne un peu perdue, qui se sentirait autant à sa place qu’«un espadon dans une baignoire». La traversée peut être agitée mais à la fin du concert, Souchon nous dépose à quai: si «la vie ne vaut rien… Rien ne vaut la vie.»
Prochain concert, le 9 février 2022 à l’Arena de Genève.
Vient de paraître: (Nouvelle) Collection, coffret 2 ou 3 CD chez Parlophone.