L’égalité soluble dans la durabilité?
Le mouvement entamé depuis quelques années de neutralisation des enjeux d’égalité entre femmes et hommes a trouvé un nouvel élan récemment. En effet, après l’utilisation profane de la notion de genre pour éviter de nommer la question de l’égalité, après son invisibilisation dans le concept de diversité, voilà maintenant une étape de plus sur le point d’être franchie, au travers de l’usage de plus en plus répandu dans les institutions d’un grand fourre-tout (oui, on a réussi à faire mieux que le grand maelström qu’était celui de diversité): les objectifs de développement durable.
Dans certaines institutions sont apparus dès les années 2000 des «projets genre», reprenant à leur compte une notion largement vidée de sa portée analytique et critique. En effet, le concept de genre tel qu’utilisé dans l’académie a tout d’abord permis de «dé-essentialiser» les relations entre les sexes, en mettant au cœur de l’analyse les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes. Y sont également interrogées les positions respectives dans ce rapport de pouvoir et la bi-catégorisation. Cette portée politique et, osons le dire, subversive, disparaît dans l’usage qu’en font certaines institutions publiques ou certains médias, qui ont commencé à l’utiliser comme synonyme euphémisé d’égalité, les enjeux de domination ayant disparu.
La notion de diversité a participé à son tour à noyer les enjeux d’égalité, en les dispersant parmi d’autres. Pour autant, elle a encore le mérite de réunir différentes situations de discrimination ou de domination: celles liée aux rapports sociaux de sexe, de «race» ou de statut migratoire, d’âge, plus rarement de classe. S’y ajoutent également les discriminations liées à l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou encore le handicap. Sa principale limite étant que toutes les formes de discrimination sont mises sur le même plan, permettant dans l’usage institutionnel qui en est fait de n’agir que sur certaines d’entre elles. En effet, il suffit d’engager une personne d’origine immigrée ou d’installer une rampe d’accès pour les personnes en situation de handicap pour qu’on puisse se réjouir d’avoir rempli le cahier des charges de la diversité. Autre problème avec les politiques de la diversité, c’est d’inclure dans les missions des entités en charge de l’égalité entre femmes et hommes ces autres situations de discrimination sans allocation de temps ni de ressources supplémentaires. Les mécanismes des différentes discriminations ne sont pas tous identiques. Dès lors, les pistes d’action sur le handicap ou encore sur les enjeux migratoires exigent une expertise spécifique et différente de celle du genre.
Avec l’arrivée du concept de développement durable, l’analyse critique de la société portée par une partie du mouvement écologiste a disparu. On peut parler de récupération libérale, tant l’idée d’un changement radical de société a été abandonnée au profit de la poursuite d’une logique de croissance «aménagée». Le Conseil fédéral prend, quant à lui, en considération trois dimensions: écologique/environnementale, économique et sociale. C’est dans ce troisième terme qu’est désormais incorporée l’égalité, avec l’ensemble des autres enjeux précédemment réunis sous le chapeau de la diversité. Bref, on enfouit encore un peu plus loin les questions des rapports sociaux, ceux de sexe en particulier.
Ce qui est pratique avec l’utilisation bientôt exclusive de la notion de développement durable, c’est que les revendications, les projets d’élaboration de politiques ad hoc, sont remplacés par un long cahier des charges auquel les Etats, les administrations, les institutions publiques et privées doivent/peuvent répondre. Cela prend la forme d’une sorte de longue «to do list» qui invite d’une part à cocher la case, dès lors que la moindre mesure d’égalité a été adoptée (on rédige une directive sur l’écriture épicène, la case égalité est cochée. Ah, on ne s’est occupé ni de la politique de recrutement, ni de celle des salaires, oups, désolés, mais on a fait quelque chose!). D’autre part, comme toute liste ou outil d’évaluation, si on en a rempli un pourcentage élevé, on dira qu’on a atteint les objectifs, et tant pis si les points qui mettent les institutions à mal, les obligeant à questionner fondamentalement leur fonctionnement, n’ont pas été réglés. Le mouvement amorcé par les politiques de la diversité s’amplifie: on a construit une rampe, mis un bac pour collecter le PET et inscrit dans le pied de page des emails qu’on visait à réduire le nombre de pages imprimées, c’est bon, on peut être labellisé entreprise soucieuse du développement durable, et hop, les enjeux de pouvoir, la domination sont parties à la poubelle (mais avec le tri sélectif, merci!)
Cette lente dissolution de la portée critique des revendications sur l’égalité démontre, une fois de plus, la capacité du capitalisme et du patriarcat à intégrer et à subvertir les critiques, même les plus radicales. Alors, ne nous laissons pas aveugler par les mirages de la durabilité!
Miso et Maso sont investigatrices en études genre.