Emballez, c’est pesé!
Le débat suscité par l’installation des Tulipes de Jeff Koons ne pouvait manquer de rebondir à l’occasion de l’empaquetage de l’Arc de triomphe par les fans de Christo. C’est ainsi que l’on voit recycler les vieilles questions posées par l’art contemporain dans l’espace public, qu’elles soient d’ordre esthétique (est-ce beau? de l’art ou du cochon?), politique (à qui profite le crime?), économique (combien ça coûte?), démocratique (qui décide? peut-on imposer cela à la vue de tous?) et ainsi de suite. Aux sempiternels arguments avancés pour ou contre, il conviendrait cependant d’ajouter une dimension historique généralement éclipsée. Car l’inévitable rappel des réactions négatives suscitées par les premières expositions impressionnistes ou du scandale éphémère de l’apparition de la Tour Eiffel dans le ciel de Paris ne saurait suffire ni convaincre.
Depuis quelques générations, la doxa de la création artistique s’affirme comme transgression. Or ce ressort est fragile et condamné à l’usure. A force de provoquer, de chercher à déconstruire, à choquer, on risque d’instaurer une véritable inversion des valeurs: le refus des convenances, dont l’impact est miné par l’habitude, débouche aujourd’hui sur une sorte de nouvel «académisme». En s’acharnant à se battre contre «l’ordre établi», on finit par en créer un autre! C’est ainsi que la critique de l’artistiquement correct devient vite ringarde et menace de s’épuiser faute d’adversaire à combattre. «Passé les bornes, y a plus de limite», dirait Monsieur de la Palice, et c’est bien là le problème: quand tout est permis, plus de contestation possible. A terme, rien n’est donc moins «durable» qu’une subversion qui s’institutionnalise et s’enlise dans la répétition. N’est pas Duchamp qui veut, et si Flaubert avait vécu de nos jours, il aurait peut-être consacré une rubrique de son dictionnaire des idées reçues au ready-made. Car l’audace n’est plus du côté des profanateurs, mais bien de ceux qui osent encore se réclamer d’une tradition autre qu’iconoclaste.
Christo était sans doute l’un des agitateurs les plus originaux de son temps. Mais face à cette nième réédition d’un principe d’installation déjà fossilisé, on peut se demander si ce phénomène d’usure et de récupération n’est pas en train d’en tuer le véritable impact. Soumis à l’exploitation médiatique, réduit au statut de buzz, lancé par une campagne publicitaire et victime d’une instrumentation aux relents patriotiques douteux, ce dernier avatar posthume d’une trajectoire artistique féconde, qui connut ses heures de gloire, a perdu l’essentiel de son venin: la surprise. Ceux qui ont vécu comme moi la découverte éblouissante et sidérante du Pont neuf emballé en 1985 n’en disconviendront pas: bis repetita displicet. La mémoire de Christo méritait mieux que ça.
Philippe Junod, Lausanne