Religions

Des crimes massifs

En France, un rapport paru mardi révèle que plus de 200’000 enfants ont subi des abus sexuels ces 70 dernières années en milieu catholique. L’Eglise avoue sa «honte» et demande pardon.
Rapport accablant sur la pédocriminalité
Pour Jean-Marc Sauvé, qui a dévoilé mardi matin les conclusions de la Commission indépendante sur les abus dans l'Eglise, «ces résultats sont bien plus que préoccupants, ils sont accablants et ne peuvent en aucun cas rester sans suite». KEYSTONE
France

Le ton est grave, l’ambiance pesante, chargée d’émotion. Complet sombre, cravate bleue, Jean-Marc Sauvé, le président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), a dénoncé mardi «l’indifférence profonde, même cruelle» de l’Eglise. Son rapport est «accablant». Il l’a remis à la Conférence des évêques de France (CEF) qui l’a commandité avec la Conférence des religieux et religieuses (Corref).

Ce document contient des chiffres «effarants» qui donnent une idée de l’horreur: la Ciase a dénombré au moins 216’000 victimes de clercs ou de religieux depuis 1950, un nombre qui dépasse les 330’000 si l’on y ajoute les laïcs travaillant pour l’institution. Au total, entre 2900 et 3200 pédocriminels dans l’Eglise catholique se sont livrés à des abus sexuels en 70 ans. Un séisme, un cataclysme, une déflagration? Ce qui est certain, c’est que «la chape de silence» est brisée.

Mardi, dans une première réaction, le pape François a exprimé son «immense chagrin» face à l’«effroyable réalité» révélée par le rapport de la commission Sauvé.

La parole aux victimes

Dans ce rapport de près de 2500 pages, annexes comprises, basé sur les 6500 appels ou contacts de victimes ou de proches recueillis et 250 auditions et entretiens approfondis, il n’y a pas que des chiffres. Il y a avant tout les mots, ceux des victimes. Leur parole s’est libérée. «Ils sont passés de victimes à témoins», souligne Jean-Marc Sauvé, qui constate que l’Eglise «n’a pas su voir ni entendre».

«L’Eglise n’a pas su voir ni entendre» Jean-Marc Sauvé

«Ce sont des crimes massifs et le constat que pratiquement toutes les institutions de l’Église catholique de France ont failli», réagit Sœur Véronique Margron, présidente de la Corref. Le rapport est sans concession. «Heureusement, car il est ainsi incontestable», explique-t-elle.
L’enquête a été menée pendant deux ans et demi par 21 bénévoles autour de Jean-Marc Sauvé, un fils d’agriculteur qui avait hésité à entrer chez les jésuites avant d’opter pour l’ENA, l’école de l’élite française. Ce haut fonctionnaire de 72 ans, catholique pratiquant, assure avoir «servi l’Eglise» à la tête d’une commission qui disposait d’un financement de 3,5 millions d’euros.

La commission était formée de juristes, de psychologues, de théologiens, d’historiens ou encore de spécialistes de la protection de l’enfance. Elle a livré un travail minutieux, scientifique pour éviter toute contestation: 80% des abusés sont des garçons, pour la plupart âgés entre 10 et 13 ans. «Les victimes forment un peuple de vies brisées», reconnaît Véronique Margron.

Une «épreuve de vérité»

Au cours des derniers jours, l’Eglise a préparé ses fidèles à l’onde de choc que provoquerait le rapport. Dimanche, à la fin de la messe, tous les prêtres ont lu une lettre à leurs paroissiens annonçant cette «épreuve de vérité». Elle leur rappelait aussi que l’Eglise avait elle-même demandé ce rapport, qu’il ne s’agissait pas d’une énième dénonciation extérieure, comme le film Grâce à Dieu, de François Ozon, qui avait ébranlé les fidèles il y a trois ans.

«Dette» envers les victimes

L’Eglise parviendra-t-elle à contrôler cette «déflagration»? Véronique Margron compare la publication du rapport à «une opération à cœur ouvert. Si vous vous y soumettez, vous prenez un gros risque, mais si vous ne la faites pas, vous êtes sûr de mourir». Auteure d’un livre intitulé avec à-propos Un moment de vérité, elle présente le rapport comme «une chance» pour l’institution. «C’est la seule manière pour l’Eglise d’être un peu digne des victimes, bien qu’il soit bien tard, mais aussi de l’Evangile et des catholiques qui composent le peuple de Dieu». En recevant le rapport, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, le président de la CEF, a avoué «sa honte».

La commission ne s’est pas limitée à connaître le nombre des victimes. Elle a aussi présenté 45 propositions pour mettre fin à des abus qui ne sont toujours pas «éradiqués»: écoute des victimes, prévention, formation. Les mots sont choisis. Jean-Marc Sauvé parle «d’indemniser» les victimes, mais refuse «un don».

«C’est un dû», martèle-t-il, soulignant que «l’Eglise a contracté une dette à leur égard». Pour Véronique Margron, certaines mesures relèvent de la responsabilité de l’Eglise française, et d’autres du Vatican. «En ce qui concerne la formation, la prévention ou encore la réparation, nous devons nous en occuper. En revanche, pour ce qui relève de la gouvernance des diocèses ou du droit ecclésiastique, cela ne dépend plus de nous». Après les Etats-Unis, l’Irlande, l’Allemagne ou encore la Pologne, la France se joint ainsi aux autres pays qui ont déjà enquêté sur les crimes pédophiles au sein de l’Eglise. Trop tard? «Nous avons tous failli», reconnaît Véronique Margron. LA LIBERTÉ

La Suisse suit Rome de loin

Contrairement à l’Eglise de France, le monde catholique suisse n’a pas organisé d’enquête exhaustive sur la pédocriminalité en son sein. Il y a onze ans, une commission nationale de l’Eglise catholique a publié une première estimation, très partielle, des cas d’abus commis sur des enfants ou des mineurs dans les différents diocèses du pays. Une autre commission, la CECAR (Commission Ecoute Conciliation-Arbitrage-Réparation) a été instituée depuis cinq ans afin d’auditionner les victimes.

Parallèlement, les évêques suisses se sont engagés à dénoncer à la justice les religieux sur lesquels pèsent des soupçons fondés. A côté d’un début d’indemnisation des victimes, l’Eglise a également promis de dénoncer systématiquement à la justice les pédophiles, prêtres ou religieux, dont les agressions sont prescrites.

Plus généralement, la réflexion sur les abus commis au sein des institutions religieuses s’est poursuivie au cours des dernières années. Dans la foulée d’une décision intervenue à Rome, la Conférence des évêques suisses a étendu, en février 2019, les mesures de prévention et l’obligation de signalisation des abus aux autorités judiciaires.

Au Vatican même, le pape François a manifesté à plusieurs reprises sa volonté d’un changement profond. Un remaniement important est intervenu, le 1er juin dernier, avec l’introduction dans le code législatif interne à l’Eglise d’un article explicite sur les crimes sexuels commis sur des mineurs. Les plaintes, témoignages et documents des procès internes à l’Eglise pourront à l’avenir être livrés à la justice civile. Réclamé de longue date par les victimes, ce renforcement de l’arsenal juridique contre la pédocriminalité confirme la détermination de François à lever le voile pontifical sur ces crimes. Reste que le chemin vers la fin de l’impunité semble encore long. C’est ainsi que l’Eglise catholique n’oblige toujours pas ses membres à signaler les cas d’abus à la justice du pays dont ils dépendent, sauf si la loi locale l’impose. PAB

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