«Il faut parier sur la colère des peuples»
Le 6 août a été publiée la première partie du 6e rapport du GIEC. Elle concerne les aspects purement physiques du changement climatique et sera complétée l’an prochain par les rapports des groupes de travail 2 et 3, consacrés respectivement aux conséquences naturelles et économiques, et aux mesures d’atténuation proposées. Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, IPCC en anglais) a été créé par l’ONU en 1988; son siège se trouve à Genève. Sa principale mission est de publier des rapports périodiques synthétisant les savoirs existants et qui doivent ensuite pouvoir servir d’outils pour de futures décisions politiques. Les rapports sont rédigés par des scientifiques experts, ouverts à commentaires, y compris par les représentant·es des gouvernements. Les gouvernements ont aussi le rôle d’approuver le «Résumé pour décideurs» (Summary for Policy Markers), et peuvent ainsi modifier son contenu, ce qui n’est pas le cas pour le reste du rapport. Les scientifiques qui participent à l’élaboration des rapports ne sont pas rémunérés par le GIEC. Entretien avec Julia Steinberger.
«Il faut se demander ce que nous souhaitons conserver de ce monde d’avant.» Julia Steinberger
Quels sont les points cruciaux du 6e rapport du GIEC?
Julia Steinberger: La première partie, publiée début août, mais à laquelle je n’ai pas participé, démontre, cette fois-ci de manière irréfutable, l’origine humaine du réchauffement climatique, alors que les précédents rapports se contentaient d’en signaler le caractère très probable.
La trajectoire du réchauffement correspond d’ailleurs très exactement aux prévisions des rapports précédents, avec des éléments qui confirment au-delà de tout doute que ce sont bien les activités humaines qui le produisent. Cette question est donc désormais considérée comme définitivement tranchée.
La situation décrite par cette première partie est donc extrêmement grave, l’horizon d’un réchauffement de l’atmosphère terrestre de 1,5° se dessinant aux alentours de 2030. En d’autres termes, nous voyons actuellement l’accord de Paris visant à limiter ce réchauffement en deçà des 2° échouer sous nos yeux.
Dans la troisième partie de ce rapport, dont je suis responsable et qui traite des mesures à prendre pour atténuer le réchauffement, nous travaillons actuellement à la mise en œuvre des principes du développement durable, en particulier le respect du principe d’équité entre les régions et les individus. Il existe des questions qui font émerger des conflits à ce sujet, comme l’utilisation de la biomasse pour produire de l’énergie, par exemple, qui conduit à des processus d’appropriation des sols. A l’inverse, nous allons montrer que la réduction de la consommation d’énergie, qui était naguère présentée comme conflictuelle, permet de respecter les chances de développement humain.
Quel rapport entre science et politique sous-tend le travail du GIEC?
Les rapports du GIEC reposent depuis le début sur une théorie du changement social qui veut que des informations scientifiques objectives permettent des transformations politiques. Il faut être «policy informative» et non pas «policy prescriptive», pour reprendre les termes officiels (ce qui signifie aider à la décision, mais se garder de l’orienter). C’est ce qui explique les trente ans d’échecs que nous avons connus. Cette approche a empêché le GIEC d’avancer les propositions qui auraient été nécessaires pour combattre réellement le réchauffement climatique, en lui interdisant de défendre des positions.
Cette séparation a en revanche laissé le champ libre aux acteurs·trices politiques et aux différents lobbys, qui ne s’embarrassent pas de neutralité ou d’objectivité. Le jeu est donc déséquilibré dès le départ, et le GIEC n’a jamais remis en cause ce principe.
Comment faire des prévisions dans ces conditions?
Dans les sciences naturelles et physiques, des prévisions restent possibles même si l’on évacue tout positionnement politique. Cela ne signifie pas que tout débat est évacué, car il existe deux grandes familles de modèles physiques de prévision: ceux qui intègrent un maximum de facteurs et cherchent à anticiper comment ils vont interagir entre eux (ce sont les modèles dits «exacts»), et ceux qui, considérant que la planète est un système trop complexe pour être modélisé, préfèrent se fonder sur la comparaison avec des événements passés pour établir des prévisions (les modèles dits «heuristiques»).
Pendant longtemps, le GIEC a favorisé les premiers modèles, qui posent plusieurs problèmes, notamment parce qu’ils sous-estiment systématiquement les effets du changement climatique. Les modèles heuristiques sont malheureusement plus proches de la réalité des impacts que nous observons déjà tout autour de nous.
Le problème devient plus délicat lorsque l’on s’intéresse aux modèles économiques, comme c’est le cas dans le groupe de travail 3. Le paradigme néo-classique y règne encore en maître, qui fait équivaloir consommation et bien-être, ainsi que croissance et progrès. Cette approche réduit drastiquement l’éventail des décisions possibles, et tend à protéger les inégalités entre pays riches et pauvres. En plus, il intègre systématiquement dans ses prévisions des «émissions négatives» (la possibilité de capter du CO2 par exemple) à des niveaux beaucoup trop élevés, ce qui minimise l’urgence et la gravité de la situation.
Et pour les chercheuses·eurs qui travaillent pour le GIEC, comment cette tension entre science et politique est-elle vécue?
Dans le cadre du GIEC, les rôles sont très clairs. Les autrices·eurs peuvent dire ce qu’ils et elles souhaitent tant qu’ils et elles n’interviennent pas comme porte-parole de l’organisation ou de l’un des groupes de travail. Nous avons également l’interdiction de porter sur la place publique les discussions internes, ou de diffuser des passages avant la publication des rapports.
Je me suis souvent posé la question de l’articulation entre mes recherches en tant que scientifique et mes engagements politiques. Je sais que plusieurs collègues ont décidé d’arrêter non seulement de contribuer aux rapports du GIEC, mais même de travailler à l’université pour se lancer à plein temps dans la défense du climat. Ils et elles n’ont pas forcément tort, car depuis de nombreuses années nous nous sommes laissé·es reléguer dans un rôle marginal qui permet de présenter les scientifiques comme des personnes trop éloignées des débats pertinents. On le voit avec le climat, mais on l’a aussi vu avec le Covid.
Nous sommes parfois exposé·es à des campagnes de dénigrement extrêmement violentes pour lesquelles nous ne sommes pas préparé·es. Cela crée un inconfort chez beaucoup de collègues qui hésitent dès lors à intervenir dans le débat public, alors qu’il faudrait au contraire le faire en permanence, y compris en admettant notre ignorance et nos erreurs ou imprécisions passées. Sur ce plan, il y a tout un travail de formation du monde scientifique et du public à faire, pour apprendre au premier ce qu’est le débat politique et au second ce qu’est un processus scientifique.
Je crois néanmoins que les rapports du GIEC constituent une base solide pour les luttes climatiques. Personne ne peut être expert·e de tous les domaines qu’ils couvrent. Dans la communication avec les activistes du climat, ils forment une ressource très précieuse.
Dans ces conditions, est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt mettre les scientifiques au pouvoir?
La situation est extrêmement grave, mais la démocratie est fondamentale pour pouvoir y faire face. Vouloir confier la gestion de la crise climatique aux seul·es scientifiques me paraît donc être une très mauvaise idée.
Il faudrait toutefois imaginer une démocratie accélérée, compte tenu de l’urgence. Un exemple intéressant est celui des assemblées citoyennes tirées au sort. Les expériences que j’ai eues avec ce type d’outil étaient enthousiasmantes. J’ai été impressionnée par le sérieux et l’empathie de ces citoyen·nes ordinaires à l’égard des problèmes que nous leur présentions.
Quelle place les délais et la question de l’irréversibilité occupent-ils dans les réflexions du GIEC?
Les discours du délai que nous analysons dans le rapport sont souvent des excuses pour ne rien faire, notamment lorsqu’ils postulent qu’il faudrait tout faire en même temps pour résoudre la crise climatique. Toute mesure imparfaite ou insuffisante est dès lors rejetée comme inutile, ce qui est faux. Les mesures à court terme, aussi incomplètes qu’elles puissent être, sont importantes, même si elles sont insuffisantes. Insister sur ce dernier point ne doit pas conduire à systématiquement les contester.
La transformation globale du système économique et des sociétés que requiert le changement climatique présente ce paradoxe que nous n’avons à la fois ni le temps de la faire, ni celui de ne pas la faire. J’observe quand même qu’aujourd’hui le désenchantement à l’égard du capitalisme et les demandes pour l’établissement d’une démocratie plus radicale sont largement répandus, notamment dans les mouvements climatiques. Une contestation plus générale de l’organisation économique et de nos modes de vie est en train d’apparaître et de se diffuser de plus en plus largement.
Plutôt que de s’interroger sur le temps qu’il nous reste avant que le monde tel que nous le connaissons disparaisse, il faut se demander ce que nous souhaitons conserver de ce monde d’avant. Pour ma part, je dirais qu’il faut envisager des transformations qui permettent de préserver la protection sociale au sens large (et de l’étendre à celles et ceux qui n’en bénéficient pas aujourd’hui). Ce terme recouvre aussi bien la garantie d’un travail correctement rémunéré que la santé ou l’usage d’une démocratie au quotidien dans laquelle les personnes les plus vulnérables peuvent demander une protection. Tout ceci est directement menacé par les effets du réchauffement climatique.
Les perspectives dessinées par les rapports successifs du GIEC sont inquiétantes. Comment continuer à agir politiquement dans de telles circonstances?
Ça va vraiment très mal. Nous sommes en train de cerner de plus en plus précisément les contours de ce qui nous attend ces prochaines décennies. En ce qui me concerne, la situation fait que je n’arrive plus à dormir sans somnifères.
Depuis sa création, le GIEC a toutes les apparences d’un salon intellectuel dans lequel on discute de sujets compliqués, alors qu’il se positionne en fait au sein d’une lutte sanglante. Nous n’avons pas cherché à comprendre à qui nous nous affrontions: les industries extractives, les majors du pétrole, tous les secteurs économiques qui savent depuis 60 ans ce que les émissions de CO2 font à la planète et qui ont tout fait pour le cacher.
Il faut communiquer sur cet adversaire, car je suis convaincue que cela provoquerait des réactions. Dans la situation actuelle, nous devons parier sur la colère suscitée à la fois par les mensonges des industriels et par l’immobilisme des gouvernements.
Interview publiée sur le site de Pages de gauche, périodique indépendant d’opinions socialistes, http://pagesdegauche.ch