L’émerveillement mis en scène
Le premier film marquant de la vogue actuelle est probablement Un jour sur Terre d’Alastair Fothergill et Mark Linfield, en 2007; l’un des plus récents est la production Netflix La sagesse de la pieuvre. L’histoire du rapprochement entre le réalisateur Craig Foster et une pieuvre a même remporté un Oscar. Les films de ce type ne délivrent pas nécessairement beaucoup d’informations nouvelles sur la faune et la flore, mais se distinguent par des images et des enregistrements sonores spectaculaires, accompagnés par une musique saisissante. «Les films de ce genre veulent avant tout proposer une expérience sensuelle», note Margrit Tröhler, professeure d’études cinématographiques à l’Université de Zurich.
Cette évolution résulte surtout des énormes progrès technologiques dans la prise de vues et de sons, dit-elle. Drones, pièges photographiques et téléobjectifs sophistiqués permettent de découvrir la nature sous des angles autrement inaccessibles. Nous volons ainsi avec des oiseaux migrateurs, voyons des plantes fleurir et se faner, et pas un poil d’une chenille ne nous échappe. Des microphones ultrasensibles et des enregistreurs sans fil créent une proximité sans précédent: entendre chaque pas d’une personne dans un pré à demi gelé ou la profonde respiration d’animaux endormis invite davantage à l’immersion qu’à une observation distancée, note Margrit Tröhler. «Ces incroyables perspectives visuelles et sonores contribuent largement à la magie des nouveaux documentaires.»
Les explications qui les accompagnent passent parfois au second plan. Philipp Blum, autre spécialiste du cinéma à l’Université de Zurich, constate dans un article qu’Un jour sur Terre, bien qu’il s’appuie essentiellement sur le matériel de la série «Planète Terre» de la BBC, ne fournit parfois quasi pas d’informations sur les espèces présentées. La sagesse de la pieuvre subordonne même presque entièrement les connaissances factuelles à un fil narratif et à l’observation subjective. Cela ressemble davantage à une fiction d’amour classique qu’à un documentaire, remarque Margrit Tröhler. Et même quand il fournit des connaissances factuelles, de grands sentiments s’y mêlent. De même, l’adaptation cinématographique du best-seller allemand sur La vie secrète des arbres donne beaucoup d’explications, mais «transfigurées». Parler d’arbres qui allaitent leur progéniture montre que l’humanisation des protagonistes animaux, pratique courante depuis longtemps, a aussi gagné le monde végétal.
«Le conflit entre précision scientifique et forme narrative n’est pas nouveau», constate le spécialiste suisse du cinéma Vinzenz Hediger, professeur à l’Université Goethe de Francfort. «La recherche et le cinéma ou la télévision collaboraient déjà étroitement dans les années 1950 pour les documentaires sur la nature et les animaux.» Le National Geographic a ainsi financé pendant des années le travail scientifique de la spécialiste des chimpanzés Jane Goodall en échange des droits sur les images.
Les grands sentiments ne sont pas que le résultat des images en haute résolution et des techniques audionumériques. «Dès le XIXe siècle déjà, philosophes et penseurs ont trouvé dans l’émerveillement pour la nature la source affective pour justifier sa protection», note Vinzenz Hediger. Et celle-ci est un thème central des documentaires sur la nature et les animaux depuis longtemps. Pour lui, le retour de cette forme de culte de la nature s’explique par l’intérêt croissant pour la protection du climat.
Une chose a certes changé depuis les années 1950: l’exotisme de l’Afrique ne suffit plus à river les gens devant l’écran. Il faut aussi une histoire. Simultanément, les nouvelles technologies permettent de découvrir des mondes cachés qui se trouvent juste devant notre porte.
Paru dans Horizons n°130, septembre 2021, magazine suisse de la recherche, FNS, www.snf.ch/fr/