Contrechamp

Solder l’héritage esclavagiste suisse

La Suisse ne peut demeurer impassible face à son passé d’esclavagiste, soutient l’écrivain Alain Tito Mabiala. Pour ce Congolais en exil, «sortir du discours de l’innocence permettrait d’exorciser les vieux démons». Les voies pour y parvenir sont plurielles; elles passent notamment par l’information, l’éducation, la réparation et l’œuvre de mémoire.
Solder l’héritage esclavagiste suisse
Des visites guidées sur les traces du commerce triangulaire et de la traite négrière, comme celles organisées à Neuchâtel et à Berne par l’association Cooperaxion, contribuent à l’ouverture des consciences; façade de la maison de la Corporation des Maures, Kramgasse 12, à Berne. CC BY-SA 4.0/WIKIMEDIA COMMONS
Histoire 

En mai dernier, l’Allemagne reconnaissait sa responsabilité dans le génocide des Héréros et des Namas en Namibie. La France l’a fait pour le génocide rwandais. Aux Etats-Unis, Joe Biden a ouvert une brèche quant à la responsabilité de l’Amérique blanche dans le massacre de Tulsa, dont le centenaire a été célébré en sa présence le 1er juin. Tous ces douloureux faits historiques ne sont que les conséquences de l’intolérance raciale et d’une certaine ingérence au nom d’un colonialisme assumé, dissimulé ou avéré. Avec ou sans la participation directe des Etats occidentaux, mais avec tout de même leur passivité ou leur complicité. Avec les comptes non soldés de l’esclavage et de la colonisation, l’Occident draine un lourd passif vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne. Déjà à son époque, Frantz Fanon était interpelé par cette ambivalence sordide, s’interrogeant sur le fait que l’Occident ait pu à la fois produire de magnifiques textes sur l’être humain et le massacrer partout où il le rencontrait à travers le monde.

« Olivier Pavillon explore les trajectoires de certaines fortunes suisses qui ont trempé dans le commerce d’esclaves »

Depuis la déclaration de Durban en 2001, qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité, l’histoire a un nouveau baromètre pour l’évaluer qualitativement, notamment en ce qui concerne les relations entre l’Occident, l’Orient et l’Afrique. Concernant l’Orient, un travail de titan est en train d’être abattu par l’intellectuel franco-sénégalais Tidiane N’Diaye et ses ouvrages sur l’esclavage arabo-musulman. 1> Chercheur, économiste, anthropologue et écrivain, Tidiane N’Diaye est notamment l’auteur de l’essai Le Génocide voilé (Gallimard, 2008, Folio, 2017) qui montre que la traite transsaharienne et orientale a été beaucoup plus meurtrière que la traite transatlantique. En Suisse, le travail mémoriel sur la participation indirecte du pays à cette ignoble entreprise a été entamé à travers des publications telles que Des Suisses au cœur de la traite négrière d’Olivier Pavillon (Antipodes, 2017) ou encore l’ouvrage collectif La Suisse et l’esclavage des Noirs de Thomas David, Bouda Etemad et Janick-Marina Schaufelbuehl (Antipodes, 2005). Pavillon explore les trajectoires de certaines fortunes suisses qui ont trempé dans le commerce d’esclaves. Quant aux auteur·es du travail collectif, ils et elle révèlent que les Suisses étaient non seulement convoyeurs mais également propriétaires d’esclaves. L’argent amassé aurait tout aussi bien servi à des investissements dans leur pays d’origine, peut-on conclure. C’est aussi l’hypothèse émise par Pavillon.

Est cité l’exemple d’Alfred Escher, pionnier financier et industriel zurichois du XIXe siècle, dont une partie de l’héritage provient de l’exploitation d’esclaves dans une plantation cubaine. Ces faits furent découverts par les historiens Hans Fässler et Michael Zeuske2>Marco Brunner, «La Suisse moderne et la sueur des esclaves», Le Temps, 27 juillet 2017. Or qui dit Alfred Escher voit le Credit Suisse, dont il fut le fondateur. La banque a par ailleurs refusé à maintes reprises, sous le motif du secret bancaire, l’accès à ses archives à des historiens cherchant à élucider la question de l’implication de l’une de ses filiales dans le commerce des esclaves. Autres exemples, l’«indiennerie helvétique», produite par les familles Fazy, Petit ou Deonna, à Genève, ou les maisons Du Pasquier, Deluze, Chaillet, Bosset, Meuron, Montmollin à Neuchâtel.3>Pascal Fleury, «Des esclavagistes suisses cousus d’or», La Liberté, 20 avril 2018. Ou encore l’aventurier bâlois Isaac Miville, au service de la Schwedisch-Afrikanische Compagnie.

Responsabilité étatique éludée

D’après Hans Fässler, la Suisse a joué un petit rôle dans le drame de l’esclavage en regard des puissances maritimes mais, toutefois, considérable pour un pays sans accès à la mer. Le représentant de la Confédération, lors de la troisième Conférence mondiale contre le racisme (Durban, 2001), clamait haut et fort que son pays n’avait rien avoir avec l’esclavage ou la traite négrière. En décembre 2003, la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey répondait à une interpellation parlementaire portant sur la question des réparations et des indemnisations en ces termes: «Le Conseil fédéral regrette que des citoyens suisses aient pu être impliqués dans le commerce des esclaves, mais rappelle que la Suisse n’a pas été une puissance coloniale et n’a pas été impliquée dans ce commerce.» La Suisse est tellement convaincue de son innocence face à la traite qu’elle se propose dans le rôle de médiateur entre les Etats africains et les anciennes puissances coloniales.

Pourtant, les résultats présentés par plusieurs chercheur·es laissent entrevoir un consentement, un laisser-faire des autorités helvétiques, dont les entreprises et les citoyens qui participaient activement au commerce triangulaire ont pu tirer parti. Si l’on se base sur la déclaration de Durban qui offre à la fois la rétroactivité et de nouvelles perspectives pour comprendre ces évènements, le discours de la Suisse peut paraître antinomique voire contreproductif face à une partie de sa population devenue cosmopolite aujourd’hui. Les Suisses d’origine afro-descendante comprennent la position officielle comme une dérobade.
Sur le plateau d’Infrarouge à la RTS, le 17 juin 2020, Mme Getu Musangu, du collectif Afro-Swiss, a bien expliqué ce que vaut l’oppression pour ceux et celles qui ont à subir l’hommage public et solennel dont bénéficient des Suisses esclavagistes comme David de Pury, du fait de cette politique de l’autruche face à l’histoire. La polémique sur la statue de Pury, actuellement en hibernation, peut toujours repartir. A Londres, le maire Sadiq Khan a accepté que la statue du marchand d’esclaves Robert Milligan soit déboulonnée pour marquer la rupture entre le triste passé esclavagiste de la ville, l’essor de la City et son présent cosmopolite. Cela ne refait pas l’histoire, mais la sanction populaire a posteriori refuse toute forme d’hommage public à un tel personnage.

La participation des Suisses dans la traite négrière devrait être enseignée dans les écoles, de sorte à inséminer très tôt dans les esprits la proscription de ce que fut la traite négrière et la condamnation morale de l’idée abjecte d’avoir tiré bénéfice de cet avilissant commerce. Cette prise de conscience permettrait également d’appréhender l’origine des torts dont sont victimes les Noirs à travers l’histoire. L’idée n’est pas de culpabiliser, mais de susciter d’une meilleure compréhension du phénomène et de la notion d’égalité. De sorte que les jeunes, en se projetant dans les affres subies par une catégorie d’humains, s’engagent à ne plus jamais les reproduire et à ne plus accepter que cela se répète, quel qu’en soit le ­prétexte.

«La lutte antiraciste passe par la conscientisation et la transmission de l’histoire et de l’implication de la Suisse dans l’esclavagisme et le colonialisme», assure le collectif Afro-Swiss. C’est un travail pédagogique qui vient en amont de la loi pénale contre toute discrimination subséquente à l’esclavage et à la traite négrière. Comme le relève Nadia Wainstain, responsable du pôle éducation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, en France: «Donner toute sa place à l’histoire de l’esclavage permet de comprendre la mise en place du préjugé racial. Et cela entre en résonance avec l’actualité récente et les débats qui agitent nos sociétés.»

Dans une perspective de réparation des crimes découlant de la traite négrière et de l’esclavage en Suisse, la fondation Cooperaxion, à Berne, met l’accent sur l’information. Elle organise des visites guidées à Neuchâtel et à Berne sur les traces du lucratif commerce triangulaire et tient une base de données en ligne des Suisses impliqués dans le commerce des esclaves. Son partenariat international passe par le soutien à divers projets en faveur de l’équité et de la responsabilité sociale sur les itinéraires de l’esclavage. Au Libéria, elle est active dans la formation professionnelle des jeunes et le renforcement des liens par le biais de la danse et du football; au Brésil, elle œuvre pour la défense des droits des communautés villageoises et la promotion des activités agricoles.

Une pétition circule actuellement sur internet pour un mémorial de l’esclavage et de la colonisation en Suisse, à Genève. Elle est initiée par Kanyana Mutombo, secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-noir (CRAN, Berne), qui insiste sur le devoir particulier de mémoire devant l’esclavage et la traite négrière, qu’il qualifie d’holocaustes du fait de leur durée (du VIIe au XXe siècle), de leur massivité (estimée à plus de 300 millions de morts), de leur caractère mondial et industriel. Kanyana Mutombo souligne que l’initiative s’inscrit dans le sillage des actions mémorielles engagées à Genève en lien avec les génocides rwandais, arménien, de Srebrenica et prochainement la Shoah.

Pacifier les esprits

La Suisse ne doit pas rester indifférente devant la gravité des faits et les revendications qui en découlent. Alors que le laisser-faire par rapport à l’implication d’une part de ses citoyens est patent. Il est important qu’elle assume son passé, dans une forme de responsabilité pacifiant les esprits et dissipant une certaine culpabilité judéo-chrétienne prééminente dans le pays. Déjà quelques actions ont été entamées à Neuchâtel, en débaptisant l’espace Louis-Agassiz, scientifique du XIXe siècle considéré comme le précurseur de l’apartheid, pour lui donner le nom de Tilo Frey, la première femme noire à siéger au parlement neuchâtelois. Ce geste, fort symbolique, signe un juste et responsable début. S’inspirer de ce qu’a fait l’Allemagne pour solder son passé ne serait pas une mauvaise idée. Joe Biden s’est inscrit dans la même voie en s’exprimant à Tulsa, afin d’amorcer une réconciliation des esprits devant les soubresauts de la triste histoire des Noirs aux Etats-Unis.

Notes[+]

L’auteur est un journaliste et écrivain congolais exilé en Suisse.

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