ZAD: décoloniser les imaginaires
Une «zone à défendre» (ZAD), acronyme détourné de «zone d’aménagement différée», est un outil du répertoire d’actions des luttes écologistes qui consiste à occuper une zone naturelle (forêt, plaine, friche, littoral, etc.) où des aménageurs privés ou publics ont prévu un projet propre à la folie des grandeurs contemporaine: parking, centre commercial, aéroport, barrage, gare… Ces «grands projets inutiles et imposés» passent par une artificialisation totale du sol, un bétonnage intensif, rasant des hectares de terrain abritant souvent une biodiversité importante. Cet outil a du sens de nos jours, certain·es militant·es se détournant de plus en plus des voies juridiques et politiques jugées bien trop lentes dans un contexte d’urgence climatique. Il a fait ses preuves en France, les victoires de Notre-Dames-des-Landes, Roybon ou encore Sivens l’attestant.
De la désobéissance civile
L’action zadiste s’apparente pleinement à une forme d’action directe puisqu’elle ne passe pas par une demande aux professionnels de la politique, aux représentants de la population, d’agir. Quand il s’agit de protéger une zone humide ou une colline, que les intermédiaires des républiques ou confédérations représentatives sont jugés incompétents ou illégitimes et que des militant·es occupent et prennent la protection de la nature entre leurs mains sans aval de leur part, sans la déléguer, ils et elles pratiquent l’action directe.
L’on entend parfois que le zadisme est une forme de désobéissance civile, que l’on pourrait définir comme «un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement» (John Rawls). Analyser si le zadisme s’y apparente ou non permet de questionner plus profondément les moyens utilisés et les fins voulues par les occupant·es de ZAD. En l’occurrence, le zadisme ne peut être considéré comme de la désobéissance civile selon la définition énoncée, et ce pour deux raisons au moins.
La première est que le «portefeuille» d’actions zadien est varié et que, dans cette variété, certaines données empêchent de se conformer à la stricte dimension non-violente de la désobéissance civile. Durant les évacuations de ZAD en France, plusieurs techniques de défense ont été remarquées: rassemblements pacifiques sur place ou en marge, clowns activistes, armlocks, tripodes, cabanes, barricades, black blocs, contre-violence à base de boules puantes, pavés ou cocktails Molotov. Ces derniers points vont à l’encontre du mouvement désobéissant puisque «c’est la question de la non-violence et de la limitation du ‘désordre’ public qui tempère la notion de désobéissance civile» (Cervera Marzal). On peut préciser que si une certaine forme de violence, physique, est utilisée ponctuellement par les zadistes, elle surgit pour s’opposer à la violence, physique mais aussi symbolique, utilisée par le système, ce que certain·es appellent aussi le monopole de la violence légitime de l’Etat.
La seconde raison est que les actions de ces dernières années se revendiquant de la désobéissance civile visent une loi en particulier, à modifier ou à créer, ou un projet en particulier, demandant aux institutions d’agir dans leur sens. Alors que les acteurs de la désobéissance civile ne visent qu’un changement ou qu’une modification particulière au sein du système, les acteurs du zadisme, de par leur communication et leurs actes, luttent contre le système dans sa globalité et exigent un renversement total du capitalisme vers une société véritablement égalitaire et écologique. Ceci est inclus dans le slogan souvent entendu sur ces zones «ni ici, ni ailleurs!», contrecarrant la critique parfois faite à leur égard qui les qualifie de nimbyste (de Nimby, not in my backyard – pas dans mon arrière-cour), adjectif attribué aux personnes refusant les externalités négatives «sous leur nez» que peuvent engendrer le progrès technique (comme les nuisances visuelles et sonores des éoliennes), tout en en profitant sur le dos de populations subissant ces désagréments ailleurs sur le globe. Même chose quand l’on entend «contre l’aéroport et son monde», «contre le béton et son monde». Certes, les ZAD naissent face à un projet bien précis mais, loin d’adopter une vision tunnellisée, ne procèdent pas à l’appel d’un changement marginal, mais du «monde qui rend possible les infrastructures et les organes institutionnels qui vont à l’encontre d’un monde ouvert et solidaire [et écologique!]» (Pierre-Guillaume Paris). Voilà pourquoi nous pouvions lire sur une cabane austère, à la ZAD de la Colline: «Notre confort est basé sur la souffrance d’autrui».
Explorer des contre-normes
De plus, le zadisme est une forme de lutte complète tant ses chances de survie dépendent d’une multitude de données qu’il convient de rassembler et de maintenir en bonne santé pour faire perdurer le lieu et assurer sa victoire. Le panel des connaissances à activer est large: des recours juridiques au maintien de bonnes relations avec les habitant·es locaux, des communiqués de presse à la mise en place d’une cuisine collective, des constructions et maintien en état des lieux de vie à la sensibilisation interne et externe à des problématiques sociétales contemporaines, des œuvres artistiques réalisées pour rendre le lieu plus agréable aux œuvres vouées à la défense, de la diplomatie nécessaire pour ne pas se mettre les politiques et les fâchés du coin trop à dos aux multiples conversations avec les associations alliées, du rassemblement d’informations scientifiques sur la spécificité du lieu pour argumenter sa défense à la mise en place de conditions de vie garantissant le bien-être de chacun·e. Quelqu’un disait l’autre jour: «Le zadisme est à la fois un art de vivre et une forme de militantisme de terrain.»
Et puisque la critique sociétale portée par les zadistes ne concerne pas seulement le système de production mais aussi les rapports sociaux dans ce qu’ils ont d’astreignant, de figé, d’individualiste, d’oppressif, les occupant·es adoptent des pratiques sociales diverses et expérimentent d’autres manières d’interagir. Au sacro-saint couple hétérosexuel monogame, les occupant·es proposeront des formes variées de vivre l’amour; à l’omniprésence de la hiérarchie et de ses chefs, les occupant·es proposeront une auto-organisation horizontale; à l’image du besoin socialement créé de la maison individuelle, et à tout ce qui est individuel, les occupant·es proposeront des habitations partagées et, de manière générale, une vie en collectif, sous tous ses aspects. Ces expérimentations sociales cherchent à explorer des contre-normes, un contre tout ce qui est établi et teinté d’individualisation et d’individualisme. Prend donc place tout un travail de décolonisation des imaginaires, c’est-à-dire de tout ce qui peut être imaginé possible et impossible, pour l’enrichir avec une vision autre, centrée autour de ce qui est collectif.
Très concrètement, la façon de vivre sur le lieu, tant dans les rapports sociaux informels que dans l’organisation formelle, montre une rupture nette avec l’extérieur quant aux modèles adoptés. La critique de la quotidienneté passe par une mise en pratique de nouvelles valeurs prônées: les gestes et les paroles de la vie de tous les jours font preuve d’une grande attention de la part des occupant·es, l’on remarque une «politisation du moindre geste» (Geneviève Pruvost) – selon les sensibilisations et les volontés. La division genrée des tâches quotidiennes et des actions réalisées sur les chantiers essaie d’être déjouée, l’injonction à la productivité est pointée du doigt, l’impact écologique des besoins (eux-mêmes réduits) vise à être réduit. En bref, ce n’est pas seulement par les articles, communiqués de presse et interviews protestataires que la critique de la société capitaliste (avec tout ce qui est imbriqué à l’intérieur) est faite, mais également par les actes en montrant sur place qu’une autre organisation de la production et des rapports sociaux est possible.
Les échelles de valeur «classiques» sont également mises à mal. Alors que les métiers manuels se retrouvent habituellement au plus bas de l’échelle sociale, l’on assiste, sur «zone», à une légère inversion des valorisations: savoir construire une cabane, poser un poêle ou dresser une barricade, en définitive, faire preuve de compétences manuelles très utiles à la (sur)vie sur place, apporte des rétributions collectives (une telle personne est plus écoutée, on considère davantage son avis, on l’embête moins pour les tâches ménagères, on le ou la félicite, etc.). Légère, tout de même, car les activités intellectuelles (création de contenus pour radio et journal, échanges avec la presse et les soutiens, gestion de l’image sur les réseaux, suivi de la situation juridique avec les avocat·es, etc.) restent socialement valorisées et les groupes s’attelant à ces tâches jouissent d’une place haute dans la «hiérarchie» militante de la ZAD – de manière diffuse ou visible ils et elles possèdent davantage de crédit durant les conversations sur la stratégie générale du lieu.
Il n’empêche que cette dichotomie, que les occupant·es les plus sensibilisé·es à l’autogestion attaquent mais qui se heurte quand même aux connaissances et au sentiment de légitimité de chacun·e, reste bien plus minime qu’en dehors. Dans le cadre de la culture de sécurité, pour éviter de donner des informations sur soi qui peuvent relier les activités militantes illégales à une identité, mais également parce que sur le site ce qui compte c’est le faire et non l’être ou l’avoir, les occupant·es communiquent peu sur leur âge, leurs CV professionnels et/ou académiques, leur situations financières, ce qui fait que «les principes de classement et de jugement ordinaires qui structurent l’espace social semblent peu opérants, ou du moins provisoirement suspendus» (Stéphanie Dechezelles, Maurice Olive).
Enfin, la coprésence des différents profils sur ce lieu entraîne une politisation mutuelle lors d’ateliers formels ou de discussions informelles, l’écoute de l’autre avec lequel a été planté maints clous est plus attentive, des liens de confiance se créent au sein des activités de l’occupation. Certain·es apportent des connaissances théoriques sur divers sujets (féminisme, auto-organisation horizontale, écologie radicale, etc.) et d’autres rapportent des parcours de vie difficiles montrant des réalités crues ponctuées de classisme, d’isolement social et de précarité; les idées des un·es se confrontent, se nourrissent ou prennent sens face aux vécus des autres.
* Ancien occupant de la ZAD de la colline du Mormont, (pseudonyme). Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, dossier «La ZAD de la Colline», n°52, mai-juin 2021.