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«Un manque de contrepoint»

Les historien·nes Alix Heiniger et Frédéric Deshusses expriment leur désaccord face à l’article paru dans notre édition du 29 avril, qui traitait de l’arrestation ordonnée par Emmanuel Macron d’ancien·nes activistes italien·nes d’extrême gauche à qui la France avait accordé l’asile.
Réaction

Le Courrier a décidé d’informer ses lecteurs et lectrices de l’opération de communication conjointe d’Emmanuel Macron et de Mario Draghi, menée aux dépens de réfugié·es italien·nes en France, en reproduisant l’article d’un certain Eric Jozsef, correspondant à Rome pour le journal Libération. Le Président de la République française et le Président du conseil italien ont en effet orchestré l’arrestation, en France, de dix réfugié·es italien·nes qui s’étaient trouvé·es contraint·es de fuir leur pays pour échapper aux procédures judiciaires d’exception mises en place pour écraser le mouvement social des années 1960-1970. Incarcération sur la base du soupçon, égalité des peines pour les membres d’une même organisation quels que soient les actes commis individuellement, absence d’avocat pendant les interrogatoires, survalorisation de témoignages obtenus en échange de faveurs, les ficelles de l’inquisition politique des années 1980 sont assez bien connues pour qu’il suffise ici de renvoyer au meilleur des travaux historiques sur le sujet: Le juge et l’historien de Carlo Ginzburg.

Face à ces procédures d’exception et aux condamnations qui en découlèrent, François Mitterand – alors qu’il usait du même genre de tactique avec les membres d’Action directe, par exemple – devait accorder l’asile, en France, aux Italiennes et aux Italiens prenant l’engagement de renoncer à la violence. Concrètement, la France renonçait à répondre aux demandes d’extradition de l’Italie. Les dix personnes visées par l’arrestation du 28 avril bénéficiaient de cette possibilité. Depuis le triomphe de la contre-révolution libérale, dans les années 2000, cet engagement présidentiel a été rompu à plusieurs reprises. En 2002, Jacques Chirac fait extrader Paolo Persichetti, puis, en 2004, Cesare Battisti. En 2007, le Premier ministre François Fillon signe le décret d’extradition de Marina Petrella. Le 28 avril enfin, Emmanuel Macron et son ministre de la Justice, ex-star des cours d’assises, organisaient l’arrestation de dix personnes pour les livrer à une procédure judiciaire dont ils connaissent la nature exclusive de vengeance étatique. Ces ruptures de l’engagement pris par François Mitterand interviennent toujours comme des outils des politiques intérieures française et italienne, en particulier comme des gages donnés à l’extrême-droite en vue d’échéances électorales. Les proscrit·es italien·nes sont ainsi, depuis vingt ans, ballottés au gré de l’inexorable rapprochement entre la droite libérale et l’extrême-droite.

Dans ce contexte, il faut noter une évolution dont l’article d’Eric Jozsef et sa reprise dans Le Courrier sont un indicateur. Alors que l’extradition de Paolo Persichetti avait, au début des années 2000, suscité un net mouvement de soutien à gauche, ce soutien semble s’être peu à peu lézardé, au point qu’on puisse lire aujourd’hui dans Le Courrier, sans contrepoint de la rédaction, un article soutenant la position revancharde de l’Etat italien. Les noces du néolibéralisme et du fascisme dont nous sommes les spectatrices et spectateurs horrifié·es obligent à faire disparaître du récit historique la puissance émancipatrice du mouvement social italien des années 1960-1970 et la force réelle qu’il a représentée contre la tentation autoritaire des élites italiennes. Celles et ceux qui célèbrent aujourd’hui la Commune de Paris devraient ainsi se rappeler que voir dans les proscrit·es italien·nes des terroristes impuni·es, c’est voir dans les insurgé·es de 1871 les assassins de Monseigneur Darboy.

Se pose alors la question de savoir quelle position tient la rédaction du Courrier. Que les articles repris de partenaires n’illustrent pas cette position, c’est une chose entendue. Mais fallait-il laisser trois-quarts de page et une illustration immonde – surtout pour qui prêche le respect des victimes –, aux épanchements revanchards d’Eric Jozsef? Fallait-il laisser cette prose qui sert la communication politique de Macron et Draghi sans contrepoint rédactionnel sous la forme, par exemple, d’un éditorial? N’y a-t-il pas urgence à affirmer que nous courbons sous le même joug au lieu de marginaliser un peu plus ces femmes et ces hommes?

Réponse de la rédaction

Nous pouvons partager certaines des observations formulées à l’égard de cet article qui aurait sans doute mérité d’être plus critique. Mais nous continuons à estimer que celui-ci méritait d’être publié. Il est important pour nos lecteurs et lectrices qui sont à même de se forger leur propre opinion de savoir que la doctrine dite «Mitterrand» est désormais caduque. Et qu’une opération de traque d’ancien·nes activistes est en route. Cela s’inscrit dans un processus d’extrême-droitisation de la société impulsé par Emmanuel Macron, mais qui va au-delà de sa personne et de ses douteuses tactiques politiciennes. PBH

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