Aux origines de la Nakba, le sionisme
Il y a septante-trois ans, le 14 mai 1948, la création de l’Etat d’Israël est proclamée. Les Palestinien·es·commémorent ce jour le 15 mai sous le nom de «Nakba», la catastrophe: un nettoyage ethnique qui forcera à l’exode plus de 700 000 Palestinien·nes chassé·es de leurs terres. Aujourd’hui, après des décennies d’occupation, de colonialisme de peuplement et d’apartheid, la Nakba continue pour les Palestinien·nes. Le droit au retour des réfugié·es et de leur descendance, inscrit dans la résolution 194 de l’ONU, est toujours une revendication fondamentale du peuple palestinien.
La mise en perspective historique de la question israélo-palestinienne est une opération indispensable pour appréhender les enjeux en arrière-fond. Il n’est pas possible de comprendre les faits de la Nakba, ni les politiques actuelles de l’Etat d’Israël, sans comprendre l’architecture idéologique du sionisme qui les sous-tend. Car sans sionisme, pas d’Etat d’Israël. Voilà l’équation fondamentale.
Transition vers le sionisme politique
Le sionisme est devenu un mouvement politique national, organisé à l’échelle mondiale, revendiquant le retour du «peuple juif» sur sa (supposée) terre d’origine, «Eretz Israel». Ce mouvement, qui se définit comme porte-parole de l’ensemble du «peuple juif», revendiquait ce retour par l’établissement d’un «foyer juif» en Palestine.
Le prélude du sionisme, vers les années 1840, s’explique par l’imbrication de la religion et du concept naissant de nation. Les premières formes de ce nationalisme juif «pré-politique» se définissent néanmoins en rapport à la religion, sans apporter de proposition ultime à la question juive, notamment du point de vue territorial.
Il faudra attendre les années 1870-80 pour assister à la transition vers le sionisme politique, stimulée par la déflagration antisémite en Europe et par le processus de sécularisation dicté par les Lumières. A ce dernier égard, il est intéressant de souligner le double jeu de l’idéologie sioniste qui, d’une part, se distancie du religieux, mais qui, de l’autre, s’appuie sur les écrits bibliques pour justifier son projet politique. Comme l’affirme l’historien israélien Ilan Pappé, «la plupart des sionistes ne croient pas que Dieu existe, mais ils croient qu’il leur a promis la Palestine». La transition s’achève grâce aussi au succès des thèses de Theodor Herzl, écrivain austro-hongrois, qui concrétise la réinvention du judaïsme comme idéologie nationaliste, et non plus simplement religieuse. Dans L’Etat juif, ouvrage précurseur de l’idéologie sioniste, Herzl affirme que le problème juif est de nature nationale et que l’assimilation dans les Etats nationaux est vouée à l’échec.
Donnant suite au relatif succès de ses thèses dans le monde académique et politique juif, Herzl convoque en 1897 le premier congrès sioniste mondial à Bâle. Lors du deuxième congrès, en 1898, l’organisation arrive à la conclusion que la création du foyer national juif se fera par la colonisation de la Palestine. Au cours de cette période, malgré le titre de l’ouvrage d’Herzl, les sionistes ne parlent pas d’Etat juif mais plutôt de «foyer». Cela s’explique notamment par le fait qu’au XIXe siècle les conditions démographiques, institutionnelles et politiques permettant de créer une entité nationale indépendante en Palestine étaient inexistantes. Cette lacune ne sera comblée qu’à la fin des années 1930, avec la formalisation du projet national sioniste, possible grâce au soutien de la Grande-Bretagne.
C’est dans ce cadre qu’il faut lire les faits de la Nakba, en tant que conséquence logique d’un projet colonial qui préconise l’installation et l’occupation d’une territoire dont la population indigène doit être anéantie ou forcée de quitter sa terre.
La catastrophe avant la catastrophe
Début 1949, la part de la population juive dans l’ancien territoire de la Palestine sous mandat britannique représentait 80% et elle avait placé sous son contrôle 77% des terres. Deux ans plus tôt, la part de la population juive était inférieure à un tiers et les propriétés terriennes juives, privées ou communautaires, se limitaient à environ 7%.
Quelque 500 localités palestiniennes ont été vidées de leur population, puis détruites au cours de ces deux ans. Le contrôle de toute l’infrastructure ainsi que des ressources est tombé entre les mains d’un mouvement colonial, dont l’intention était de remplacer l’ancienne population. La Cisjordanie et la bande de Gaza ont gardé leur caractère arabe, mais elles ont dû faire face à la nécessité immédiate de gérer un grand nombre de réfugié·es, tout en étant coupées du reste du pays. Du point de vue matériel, la Nakba a fracassé les structures socio-économiques de la Palestine.
La valeur des biens privés abandonnés, sans compter les terres de pâturage communautaires, les propriétés communales, etc., a été estimée à près de 820 millions de dollars américains (valeur de l’époque) par une commission de l’ONU. Des calculs ultérieurs effectués par des économistes palestinien·nes et d’autres expert·es ont obtenu un résultat de près de 1625 millions de dollars, en terres perdues, 954 mios en bâtiments abandonnés et jusqu’à 453 mios en biens mobiliers.
Du point de vue de la dimension et de la transformation totale du pays en moins d’un an et demi, d’autres conquêtes coloniales paraissent bien modestes en comparaison. La Nakba a offert au mouvement sioniste et à Israël un butin de guerre considérable en ressources économiques, pour lesquelles il n’y a eu jusqu’à aujourd’hui aucune compensation, et encore moins de remboursement.
Comme d’autres mouvements coloniaux, le sionisme a également pu mobiliser un capital de savoirs économique, technologique, militaire et culturel, qui s’appuie sur plusieurs siècles d’expérience de colonialisme européen. Un capital dynamique, personnel et financier, renouvelable de manière quasiment inépuisable, a heurté de front une société indigène disposant de ressources relativement peu renouvelables. La Palestine n’était intégrée au capitalisme global que de manière marginale, par le biais de la politique coloniale de l’Empire ottoman et de la Grande-Bretagne. Le mouvement sioniste a pris la succession de l’empire colonial britannique sur le déclin, qui lui a offert un soutien juridique, matériel, logistique et militaire.
Un butin de guerre considérable
D’autre part, jusqu’en 1947, les sionistes tenaient à acquérir les terres légalement, du moins dans le respect formel des lois coloniales existantes, plutôt que les conquérir militairement. Toutefois, la dimension militaire de la répression des protestations arabes a joué un rôle non négligeable. Les milices sionistes ont alors collaboré avec les Britanniques. Pour l’acquisition des terres, le cadre légal et les données socio-économiques ont été utilisés de manière habile et pragmatique, par exemple avec des rachats fonciers à de grands propriétaires terriens qui n’exploitaient pas eux-mêmes la terre, l’acquisition de terrains par des intermédiaires, ou encore par la non-reconnaissance de droits fonciers traditionnels. La création de territoires reliés, en vue de la fondation d’un Etat exclusivement juif, avait la priorité absolue, même lorsque les terrains n’avaient pas de valeur économique particulière. Une partie du pays est même restée inutilisée, puisque le nombre de colons ne suffisait pas pour l’exploiter.
Un autre avantage exceptionnel de l’entreprise coloniale sioniste a été que les investisseurs du mouvement sioniste global n’attendaient pas de retour sur leurs investissements. Dans ces conditions confortables, le Jewish National Fund a, par exemple, pu s’endetter de manière considérable afin d’acquérir autant de terres disponibles que possible, compte tenu de la menace de restrictions britanniques. Jusqu’à aujourd’hui, l’Etat d’Israël profite d’une injection de capital non liée à des rendements, concrètement sous forme de soutien financier de la part des organisations sionistes du monde entier et de l’énorme aide militaire des Etats-Unis (près de 5 milliards de dollars par an).
Dans les aspects cités, qui caractérisent spécifiquement le sionisme, l’historien Patrick Wolfe voit une exacerbation des pratiques d’implantation coloniale. En Palestine, ces dernières ont été mises en place déjà une demi-année avant la Nakba au moyen d’un vaste plan de dépossession.
La part de terres que le mouvement sioniste a pu acquérir jusqu’en 1947 n’était pas particulièrement importante. En s’appuyant sur le capital apporté par des généreux donateurs et la combinaison entre l’exclusivité ethnique et le financement non lié à des critères de rentabilité, un réseau de terres reliées entre elles a pu être constitué, qui a été le précurseur de l’Etat à venir.
La votation relative au plan de partage et au retrait imminent des Britanniques a offert une occasion bienvenue d’avancer à grands pas dans la conquête du pays, cette fois avec des moyens militaires, tout en maintenant l’objectif d’une société ethnico-religieuse exclusive. Ainsi, comme le relève Wolfe, «dans ce contexte, la Nakba signifiait juste une accélération du […] processus de dépossession de la population indigène de Palestine, qui n’avait été auparavant possible que dans un mode ralenti, afin de construire un Etat colonial propre.»1>P. Wolfe, «Purchase by other Means, The Palestine Nakba and Zionism’s Conquest of Economics», 2013, bit.ly/3uwPbbW
A-HEM et BDS Suisse
Notes
* L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation par l’organisation de conférences et la valorisation d’archives graphiques, info@atelier-hem.org
** La campagne internationale de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) appelle au boycott économique, culturel et politique d’Israël «jusqu’à ce qu’il se conforme au droit international et reconnaisse les droits de tou·tes les Palestinien·es à la liberté, l’égalité
et la justice».