La violence du couple
Il et elle s’étripent, se lancent des vacheries à la figure entre deux verres de bourbon. Marta a eu un coup de foudre pour George très jeune, puis ils se sont mariés. Mais l’universitaire n’a jamais été carriériste au point de vouloir diriger le département d’Histoire du campus présidé par le père de Marta, qui aurait vu en lui un successeur idéal. Placide, George encaisse les coups assénés ce soir-là par sa femme au tempérament de feu, elle qui lui en veut à mort de son manque d’ambition, l’humilie constamment et le traite de minable à chaque instant.
George, ce «bourbier, ce marécage, ce cloaque», qui s’enfonce au fil des ans dans sa routine quotidienne, a pourtant de l’esprit. Ce samedi-là, alors que tous deux rentrent d’une soirée, George dégaine ses armes face au jeune couple invité par Marta à boire un dernier verre chez eux à 2 heures du matin. Nick est biologiste ; il a épousé Honey pour sa fortune et par convention alors qu’elle était enceinte, avant de savoir qu’il ne s’agissait que d’une grossesse nerveuse – petite confession sous l’effet de l’alcool.
Les masques tombent
Dans cette fresque de l’Amérique des années 1960, il est bien sûr question de famille, et de l’enfant jamais advenu que l’on s’invente. Les rapports de séduction vont plus loin que de simples jeux de regards et les masques tombent pour faire voler en éclat les conventions sociales et les rapports de domination entre maris et femmes. La peur du grand méchant loup change de camp – le titre renvoie à la chanson «Who’s Afraid of The Big Bad Wolf?» dans le conte des Trois Petits Cochons (Virginia Woolf n’a pas grand-chose à voir avec cette histoire). Celui qui a longtemps subi les violences psychologiques infligées par l’autre prend en quelque sorte sa revanche.
Après avoir remarquablement adapté pour la scène le roman de l’Etasunienne Patricia Highsmith, Small g – une idylle d’été, du nom du mythique café zurichois fréquenté par des personnes gays et lesbiennes, Anne Bisang monte aujourd’hui avec brio la pièce la plus célèbre de son compatriote Edward Albee (1928-2016), créée à Broadway en 1962. Une peinture de mœurs intimiste qui brosse avec cruauté l’emprise et le pouvoir au sein du couple, portée à l’écran par Mike Nichols en 1966 avec Elizabeth Taylor aux côtés de son époux Richard Burton.
Hétéronormativité d’hier et d’aujourd’hui
La metteure en scène et directrice du Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds s’intéresse cette fois-ci à l’hétéronormativité au temps du rêve américain, tout en la questionnant habilement aujourd’hui. La langue, vulgaire et féroce, a pris un coup de jeune dans la version du texte traduit par Daniel Loayza (2012). Elle touche le public avec une acuité d’autant plus grande que celui-ci est aussi pris à partie dans le «théâtre dans le théâtre» voulu par Anne Bisang. Le jeu est donc ici double. C’est celui, cruel et destructeur, auquel Marta et George se livrent, en conviant Nick et Honey à y participer. C’est aussi le jeu des acteur·trices en train de jouer leur propre rôle depuis les coulisses du Poche, dont les portes, ouvertes en fond de scène, donnent directement sur le décor du salon bourgeois.
On déballe tout, des situations les plus infâmes aux plus cocasses, dans cette belle leçon de théâtre donnée par quatre des six comédien·nes à demeure au Poche, qui font partie de l’ensemble des sept artistes salarié·es de l’institution genevoise. Valeria Bertolotto, Angèle Colas, Jean-Louis Johannides et Guillaume Miramond s’illustrent ici dans un morceau de bravoure textuel – la pièce est entrée au répertoire du théâtre – qu’ils ont pu répéter jour après jour pendant cette période de crise sanitaire, comme toutes les pièces à l’affiche du Poche cette année, reprogrammées la saison prochaine.
«Rouvrir en un coup de baguette magique»?
Engagé·es au Poche pour la saison, les interprètes de l’ensemble ont pu répéter leurs rôles toute l’année et jouer à la réouverture des salles il y a deux jours devant 43 personnes. Les membres de la troupe ne sont en revanche pas disponibles pour prolonger les représentations, car ils et elles reprennent dès la semaine prochaine leur vie d’intermittent·es sous contrat dans d’autres productions théâtrales.
Le Poche a ainsi rouvert ses portes lundi, en même temps que les cinémas et les terrasses des restaurants. Mais ce n’est pas le cas de tous les théâtres. «Le monde des arts vivants s’attendait à une annonce de réouverture le 22 mars qui n’est pas venue, explique Christine Ferrier, responsable des relations extérieures et de la presse à la Comédie de Genève. C’est dire que l’annonce de la semaine dernière n’était pas attendue! Remettre un théâtre en route ne se fait pas en un coup de baguette magique. Il faut reprendre contact avec les compagnies, remettre le théâtre et tout son dispositif d’accueil en ordre de marche.»
A Lausanne, si l’Arsenic affiche complet dès mercredi, le Pulloff a estimé que les conditions n’étaient pas réunies «pour que l’expérience théâtrale soit acceptable tant du point de vue du public que des artistes», d’après un communiqué de presse. En fonction de leur gouvernance, de leur financement ou non par les pouvoirs publics, et de la taille de leurs salles, les théâtres romands ne sont pas tous en mesure d’accueillir de nouveau du public. CDT
Jusqu’au 25 avril au Poche, poche—gve.ch; puis du 6 au 9 mai au Théâtre populaire romand de La-Chaux-de-Fonds, www.tpr.ch
En alternance avec Gouttes d’eau sur pierres brûlantes de Rainer Werner Fassbinder mis en scène par Mathieu Bertholet