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Cronstadt 1921 – La Commune écrasée

En mars 1921, les ouvriers et marins de la base navale russe de Cronstadt, au large de Petrograd, se soulèvent contre l’Etat révolutionnaire incarné par Lénine, exigeant «tout le pouvoir aux soviets», contre celui, exclusif et dictatorial, du Parti communiste. Les insurgés se constituent en Commune, qui sera écrasée par l’Armé rouge, sur ordre de Trotsky.
Cronstadt 1921 - La Commune écrasée
Marins de Cronstadt, 1921. DP
Histoire

> Cet article est dédié à la mémoire de Charles Philipona, un fidèle du «Courrier» – ami et collègue avec qui la réflexion et les échanges sur le socialisme en liberté n’ont jamais cessé. K.B.

Une révolte populaire écrasée par un pouvoir réactionnaire, ainsi la Commune de Paris en 1871 – elle entre dans l’histoire, on en gardera mémoire avec constance. Une révolte populaire écrasée par un pouvoir révolutionnaire – elle sombrera dans les oubliettes de l’inutile, de l’inintéressant. Non, en 2021, on ne commémorera pas les cent ans de la Commune de Cronstadt. Et pourtant, les témoignages de l’événement existent, peu nombreux; les travaux des historiens aussi, plus nombreux.

Un pays ruiné, des paysans à bout

1920-1921. On peine aujourd’hui à imaginer ce que fut la détresse du peuple russe après plus de six années de conflits meurtriers – la Grande Guerre, les révolutions de 1917, la lutte des Rouges contre les Blancs et leurs alliés occidentaux. Et la famine et les épidémies qui s’ensuivirent. Le rigoureux «communisme de guerre», soit le contrôle étatique sur tous les aspects de la vie sociale dicté par la pénurie et les nécessités militaires, avait assuré la victoire des bolchéviks sur leurs adversaires. Le régime de réquisitions des céréales avait nourri l’Armée rouge et les villes de Russie, mais avait pesé lourd sur les paysans. Leur volonté d’en réchapper ajoutée à la dévastation des campagnes avaient conduit à une chute dramatique de la production agricole. Les décrets agraires pris par les bolchéviks en 1917-1918, divisant la terre en millions de lopins individuels, avaient répondu aux revendications des populations rurales, et celles-ci, la victoire acquise, aspiraient à ne plus subir la contrainte des réquisitions ni celle du salariat dans les nouvelles fermes d’Etat.

Rancœurs, mécontentements – et révoltes qui éclatèrent sur une large échelle: la région de Tioumen en Sibérie, la province de Tambov et l’Ukraine organisée sur une base libertaire par Nestor Makhno et ses combattants. Des batailles rangées dressèrent des milliers de paysans contre les redoutables cadets (ou élèves officiers) de l’armée ou contre les unités spéciales de la police politique, la Tcheka – les plus solides supports du pouvoir révolutionnaire. Les campagnes exigeaient la fin du communisme de guerre, dans lequel certains bolchéviks, en revanche, voyaient le mode de gestion futur, nécessairement coercitif, de la production sous la direction de fonctionnaires, en prévision de la collectivisation des terres. Lénine lui-même n’était pas aussi radical, mais il estimait que les menaces n’étaient pas conjurées et n’autorisaient aucun relâchement, même s’il savait la haine farouche de la paysannerie pour les Blancs. Lénine toujours respecté, contrairement à Léon Trotsky et à Grigori Zinoviev en butte à un antisémitisme indéniable et poisseux, et surtout à l’hostilité viscérale des paysans à «ces communistes de la ville» qui cachaient mal leur dédain des «culs-terreux».

Industries à l’agonie, ouvriers éreintés

Les conséquences dramatiques du blocus des Alliés et de la guerre civile… Champs pétrolifères en partie détruits, mines de charbon inondées, chemins de fer paralysés – la production industrielle s’était effondrée, les usines tournaient au ralenti, les biens courants (chaussures, habits) étaient introuvables. Rations de misère pour les ouvriers et les habitants des villes, désertées en nombre par ceux qui n’étaient pas morts de froid et cherchaient à s’approvisionner dans les campagnes.

Là ils découvraient les effets du communisme de guerre, ce qui entraîna rapidement une désaffection pour le pouvoir, accélérée par l’embrigadement des ouvriers encore présents dans les usines – une «militarisation» défendue par Trotsky – et l’appel lancé à des «spécialistes bourgeois» pour reprendre en main les entreprises et, du coup, les soustraire à l’autorité des conseils ouvriers, les soviets, réduits à une façade. Pour beaucoup, la révolution était trahie, confisquée par la dictature des «commissaires du peuple». Alliés naguère encore aux bolchéviks, non sans tensions, les anarchistes, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks exprimaient ouvertement leur opposition à cette dérive – ils n’allaient pas tarder à être assimilés à la «contre-révolution».

Les premiers troubles

Moscou, mi-février 1921. Froid glacial, ni charbon ni céréales. Aucun assouplissement du communisme de guerre, son durcissement plutôt, avec la militarisation des syndicats. Réunions de protestation dans les usines, grèves et manifestations, qui débordèrent vite le cadre économique: on réclamait le retour des droits politiques et des libertés publiques. Le pouvoir fit appel aux cadets, l’agitation fut contrée sans effusion de sang.

Le mouvement se propagea à Petrograd (St-Pétersbourg). Mêmes réunions dans les usines, grèves massives. Le mal nommé Soviet de la ville, dirigé par Zinoviev, dénonça «les fainéants» manipulés par les Blancs et «les valets du capitalisme» et décida le lock-out des ouvriers en colère, qui perdirent du coup leurs maigres rations alimentaires. Les tensions s’exacerbèrent, et les revendications, comme à Moscou, devinrent politiques – une constitution existait, elle devait être respectée. Ici encore, les cadets furent mobilisés ainsi que les agents de la Tcheka qui jetèrent en prison plusieurs milliers de menchéviks, accusés de «comploter» et d’encourager les grévistes. Quant aux anarchistes, ils furent présentés comme des «bandits» – le qualificatif qui leur colla à la peau désormais. Mais Zinoviev reprit la situation en main en promettant la libre circulation des citadins dans les campagnes, en démobilisant les nombreux soldats présents dans les usines pour contrôler celles-ci, en faisant distribuer aux ouvriers du pain et de la viande en conserve et en annonçant des achats de charbon à l’étranger. Les grèves cessèrent – ouvriers épuisés, ville démoralisée.

Mais les matelots de la forteresse de Cronstadt, sur l’île de Kotline, à trente kilomètres de Petrograd, étaient en alerte.

La Commune

Cronstadt, cinquante mille habitants – équipages de la flotte de guerre, artilleurs, ouvriers d’usine, dockers – et leurs familles. Un centre d’activités révolutionnaires en 1905 et 1917, une élite de combattants mobilisés aux quatre coins de la Russie durant la guerre civile, et loués pour leur bravoure par Trotsky. Organisés en soviets, rebelles à toute autorité, que ce soit celle des officiers de l’armée ou des commissaires de la révolution. Le 26 février 1921, une assemblée de marins et de soldats prit fait et cause pour les grévistes de Petrograd et adopta une résolution en quinze points. Notamment «liberté de parole et de presse aux ouvriers, aux paysans, aux anarchistes et aux socialistes de gauche», «libération des prisonniers politiques socialistes», «abolition des gardes communistes dans les fabriques» et fin du communisme de guerre. Un mot d’ordre: «tout le pouvoir aux soviets, non au parti», à prendre dans un sens large, celui de la réorganisation du pays sur une base communaliste et fédérative. Mais jamais on ne demanda la dissolution du Parti communiste, dont les délégués, venus de Petrograd discuter de la situation à Cronstadt, se montrèrent très maladroits en agitant la menace d’une intervention militaire en cas de révolte ouverte.

Puis vinrent les accusations de complicité avec les Blancs présents en Finlande voisine, et fort intéressés par un mouvement qui leur aurait permis une action militaire contre Petrograd – ce ne fut qu’un projet, les puissances occidentales contactées, Angleterre, France, Etats-Unis, souhaitant non plus casser la révolution, mais nouer des relations commerciales avec la Russie nouvelle. Mais à Moscou, on craignait que Cronstadt fasse le jeu de la réaction et entraîne la dislocation de la Russie révolutionnaire, livrée à l’anarchie. Les négociations avec les marins, soldats et ouvriers n’aboutirent pas, et les bolchéviks repoussèrent les tentatives de médiation proposées par des anarchistes de renom, telle l’Américaine Emma Goldman. Une opération de l’Armée rouge présentait par ailleurs un caractère d’urgence, vu l’imminente fonte des glaces autour de l’île de Kotline. Zinoviev exigea la reddition des insurgés, Trotsky leur capitulation.

La bataille, d’une férocité inouïe, dura du 7 au 17 mars. 50 000 hommes côté pouvoir contre 15 000 côté Commune. Répugnant à affronter leurs frères, les premiers soldats de l’Armée rouge envoyés sur la glace furent poussés à l’assaut de la forteresse fusils et mitrailleuses de la Tcheka dans le dos. Les cadets, des troupes aguerries et des soldats amenés d’Asie centrale prirent le relais, mais de nombreux soldats rouges passèrent à l’insurrection. Il n’est pas possible d’évoquer ici les terribles heures vécues dans les deux camps, la résistance acharnée des hommes de Cronstadt en manque de vivres et de munitions, la fuite de huit mille d’entre eux en Finlande et le bain de sang du dernier jour. Sans parler de l’utilisation des gaz de combat sérieusement envisagée par Trotsky pour en finir. Les appels lancés aux paysans et ouvriers russes ainsi qu’au «prolétariat mondial» dans les Izvestias de la Commune résonnent encore à nos oreilles de façon pathétique.

700 insurgés furent tués au combat, 6500 arrêtés et ­2200 exécutés; d’avril à juin, 2000 furent encore fusillés. L’Armée rouge perdit au moins 10 000 hommes. A l’inverse, les 300 communistes emprisonnés à Cronstadt avant le 7 mars ne furent pas molestés. Le pouvoir aux soviets, la démocratie ouvrière, l’Etat décentralisé n’étaient plus que des souvenirs – la voie était ouverte à la dictature. La mort d’Octobre?

Lancée avant même le soulèvement, la Nouvelle Politique économique (NEP), qui conduisit à une libéralisation relative du marché et au relâchement de la pression sur la classe paysanne apparut, après coup, comme une réponse au mécontentement mué en révolte.

Trotsky tenta de minimiser son rôle dans la répression. Puis, exilé de Russie par Staline, il argua en 1938 du changement intervenu dans la composition sociale des marins et soldats de Cronstadt à la fin de la guerre civile opposant les Blancs aux révolutionnaires: aux héros de naguère auraient succédé des déclassés, des «oisifs» vêtus en «souteneurs», toute une «racaille» préparant la restauration du capitalisme en Russie. L’historien Paul Avrich, sources à l’appui, a fait justice de ces allégations. Staline, pour sa part, après avoir exécuté Zinoviev en 1936 et avant d’assassiner Trotsky en 1940, accusa celui-ci d’avoir en réalité truffé Cronstadt de ses agents, «gangsters et Gardes blancs».

L’écrasement de Cronstadt préfigure celui des anarchistes de Barcelone, de Catalogne et d’Aragon par le Parti communiste espagnol en 1937 – en pleine guerre civile entre républicains et franquistes. Il préfigure celui des insurgés hongrois en 1956 par l’Armée rouge, et par elle encore celui du Printemps de Prague en 1968. On remarquera qu’en Hongrie comme en Tchécoslovaquie, les conseils ouvriers furent le fer de lance du mouvement populaire. On remarquera aussi que les Partis communistes au pouvoir, après les répressions, répondirent aux colères et aux révoltes par une ouverture partielle du marché propre à anesthésier toute exigence démocratique, irrecevable. Ainsi la NEP en Russie, «le communisme du goulasch» en Hongrie après l’insurrection de 1956, l’encouragement officiel à «consommer» en Tchécoslovaquie après la fin du Printemps et la politique de «modernisation» capitaliste en Chine après la destruction du Mur de la Démocratie à Pékin en 1975. Le Tchèque Masaryk l’avait exprimé clairement au lendemain de la Grande Guerre: la démocratie est en soi une ­révolution.

Aujourd’hui, certains trotskystes concèdent que l’anéantissement de Cronstadt fut «une erreur». Des ouvriers et des marins tués par centaines, des soldats rouges envoyés contre eux et tués par milliers – «une erreur»… On ne commémore pas une erreur. Mais le poing fermé sur la révolte fut aussi à Cronstadt – et demeure pour nous qui nous souvenons – la main ouverte sur un futur de liberté.

Karel Bosko est historien à Genève.

• Sources. La Commune de Cronstadt [documents et traduction des Izvestias de la Commune], Paris, 1969; A. Berkman et E. Goldman, La rébellion de C. et autres textes, Quimperlé, 2007.

• Etudes. P. Avrich, La tragédie de Cronstadt, Paris, 1975 [nombreuses sources russes]; J.-J. Marie, Cronstadt, Paris, 2005 [point de vue trotskyste]; A. Skirda, Kronstadt 1921, Paris, 2012; Efim Yartchouk, Kronstadt dans la révolution russe, Paris, 2018.

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