Suisse

L’identité électronique baffée

Par 64,4% des voix, le peuple saborde l’e-ID portée par la droite. Il refuse de la confier à des privés.
L’identité électronique baffée
Dans les rangs des opposants, le Fribourgeois Gerhard Andrey et les Vaudois Benoît Gaillard et Nuria Gorrite savourent leur succès. Keystone
Numérisation

L’identité électronique n’a pas eu l’ombre d’une chance. Les Suisses l’ont coulée hier par 64,4% des voix, à l’unanimité des cantons. Favorables au projet, le Conseil fédéral et les trois partis bourgeois traditionnels – Le Centre (ex-PDC), PLR et UDC – encaissent une défaite sans appel. La population balaie leur conception de l’identité électronique (e-ID), émise et contrôlée par des entreprises privées, moyennant une reconnaissance par l’Etat.

L’e-ID n’est cependant pas morte. Notre mode de vie appelle à l’utiliser toujours plus sur internet pour des achats ou des démarches avec les autorités. Même les opposants souhaitent lui donner un second souffle, sous une autre forme. Leur credo: une gestion par les pouvoirs publics, et un stockage décentralisé des données pour ne pas créer une caverne d’Ali Baba susceptible d’aiguiser les appétits malsains.

Refus très large

Vu l’ampleur du score, pas pronostiquée par les sondages, la nouvelle mouture de l’identité électronique devra donner une bonne place aux arguments des adversaires. Le camp du «non» (les Verts, les socialistes et les Vert’libéraux) a en effet ratissé au-delà de ses propres sympathisants.

«Le peuple se préoccupe vraiment de l’utilisation de ses données et n’est pas favorable à la privatisation des tâches régaliennes et fondamentales. Rappelez-vous le refus de la libéralisation du marché de l’électricité il y a quelques années», commente Baptiste Hurni, conseiller national (ps, NE).

Dans les rangs d’en face, le sénateur Philippe Bauer (plr, NE) regrette le résultat. «Notre campagne n’a pas été bonne, nous nous sommes trop laissé embarquer sur la comparaison avec le passeport, au lieu de mettre en évidence que l’e-ID ne servait qu’à remplacer les petits codes d’accès sur internet.»

«Occasion manquée»

Un consortium privé fait le poing dans la poche: SwissSign Group, ce conglomérat de grandes banques, d’assurances et de sociétés parapubliques, qui postulait pour délivrer le sésame. «C’est une occasion manquée, mais SwissSign peut continuer à travailler, le résultat du jour ne change rien pour nos activités», fait savoir Selma Frasa-Odok, porte-parole.

Le verdict ne signifie pas la fin définitive de l’e-ID, appelée à se développer dans une société toujours plus numérique. De plus en plus d’actions du quotidien s’effectuent sur internet, que ce soit les achats ou les démarches avec l’administration publique. Tout indique que la tendance va s’accroître. Pour l’accompagner, et permettre des opérations encore plus importantes (comme un extrait du registre des poursuites), une identité électronique officielle et sécurisée devra voir le jour. Même les opposants, victorieux en votation, le disent. Ils comptent bien peser dans l’élaboration du «plan B».

«A présent, il s’agit d’avancer pour formuler une autre proposition d’e-ID. Celle-ci devra être délivrée par les pouvoirs publics, et également garantir la protection de la personnalité en ne stockant pas de données de manière centralisée. La décentralisation permet de garder les données chez les citoyens. C’est comme pour la carte d’identité: personne ne sait où et pourquoi vous l’utilisez», expose Gerhard Andrey, conseiller national (verts, FR) et entrepreneur du numérique. Une idée alternative pourrait être déposée ces prochains jours, durant la session parlementaire.

«La loi votée hier était incomplète», constate Sébastien Kulling, directeur romand de l’organisation Digitalswitzerland, pourtant favorable au projet. «La nouvelle version devra se fonder sur une approche décentralisée. Il faudra une clé pour le serveur informatique et une autre pour le client. C’est comme pour un coffre dans une banque.»

Deux possibilités

Toujours chez les perdants du jour, le vice-président de l’UDC Franz Grüter (LU), président de la société informatique Green, distingue «deux possibilités pour un plan B. La première, la voie lente, c’est d’attendre l’arrivée de la nouvelle carte d’identité, qui doit être renouvelée prochainement, pour introduire l’e-ID. La seconde consisterait à ce que l’Etat reprenne les technologies existantes, livrées par l’économie privée, tout en gardant la haute main».

En charge du dossier, la ministre Karin Keller-Sutter se garde bien d’entrer dans ce débat. Elle relève que «les gagnants de la votation ont la possibilité de porter au parlement une solution étatique», tout en estimant que «si l’Etat choisit une technologie, il s’y lie pour des années». La conseillère fédérale PLR promet aussi de soumettre un «papier de discussion au Conseil fédéral prochainement».

Reste le piratage. Les deux camps le reconnaissent: ni l’Etat ni le secteur privé ne sont infaillibles et à l’abri. Un autre grand défi en perspective pour l’identité électronique…

COMMENTAIRE

La fin logique d’une idée saugrenue

Le résultat parle de lui-même: le Conseil fédéral et la majorité bourgeoise «classique» (Centre, PLR et UDC) se prennent une vraie claque. Deux Suisses sur trois adressent une fessée à leur projet d’identité électronique, qui faisait la part belle aux entreprises privées et réservait un rôle flou et secondaire aux pouvoirs publics.

La leçon est instructive. La Suisse, notamment dans sa partie alémanique, reste un pays peu étatiste dans l’esprit. Mais elle ne confie pas pour autant les clés de son quotidien et de sa démocratie à tout un chacun.

De là à y voir un soupçon généralisé envers l’économie, il y a probablement un pas de trop. Les entreprises privées défendent pour la plupart des intérêts légitimes et mènent des activités utiles au bien commun. Mais dans ce cas, elles n’étaient tout simplement pas adaptées à la situation. Quand on a mal aux dents, on ne va pas se faire soigner chez le garagiste. La majorité politique de droite s’est trompée d’enseigne, aveuglée par des certitudes idéologiques et une compréhension parfois partielle des réalités technologiques.

Les opposants ont réussi à s’engouffrer dans cette brèche. Outre certains partis politiques, ils étaient cette fois emmenés par divers citoyens et organisations de la société civile, spécialisés dans ces problématiques numériques. C’est la force de la démocratie directe, qui laisse toujours une porte ouverte à la base citoyenne. Le débat public s’en est trouvé bonifié.

Il s’agit à présent de profiter de l’élan né hier. L’identité électronique est en soi une avancée souhaitable. Notre vie se déroule toujours plus sur internet, et a besoin d’un outil officiel et sécurisé. Pour le forger, la Confédération ne peut plus refiler la patate chaude. Elle doit prendre son courage à deux mains, et tenir les rênes de l’attelage.Philippe Boeglin

Suisse Philippe Boeglin Numérisation

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