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«Une fraction de seconde pour réagir»

Encore peu dénoncés, des abus sexuels sont commis dans l’espace protégé de cabinets de soins. Deux victimes témoignent.
«Une fraction de seconde pour réagir»
Les milieux thérapeuthiques ne font pas exception à la vague de dénonciations d’abus sexuels et de viols constatés dans de nombreux pans de la société. KEYSTONE/Gaetan Bally
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Comme dans d’autres domaines, des personnes prennent la parole après avoir subi des abus, cette fois, dans un cadre thérapeutique. L’une des victimes du magnétiseur condamné en juin dernier à Lausanne pour viols et abus, témoigne pour Le Courrier. Tout comme une autre jeune femme, qui n’est pas sortie indemne d’un cabinet de thérapie alternative. Les cas ne se limitent pas à ce type de soins: début décembre, à Genève, trois femmes témoignaient à visage découvert d’abus subis au cours de consultations gynécologiques. Toutes prennent la parole aussi pour éviter que d’autres personnes ne deviennent des victimes.

«Nous étions bien différentes, fortes, formées, indépendantes, raconte Mariska, l’une des patientes du magnétiseur condamné en juin dernier à quinze ans de prison ferme pour viol, acte d’ordre sexuel, contrainte et abus de détresse. Et pourtant, cela a pu nous arriver à toutes. Pour moi, cela a été l’une des grandes leçons de ce procès.» Lorsqu’elle consulte le praticien du Nord vaudois, c’est pour des claquements de dents nocturnes. Elle le connaît, elle a confiance en lui, et l’hypnose a déjà été efficace par le passé. «A la troisième séance, sa main s’est retrouvée dans ma culotte, puis dans mon vagin, avant qu’il ne demande à pouvoir caresser mon clitoris, raconte Mariska. Il n’y a qu’une fraction de seconde durant laquelle on peut réagir. Si on ne le fait pas, c’est trop tard. Je ne voulais pourtant qu’une chose, que cela s’arrête. Alors pour se protéger de la culpabilité et de la honte, le cerveau commence à minimiser les événements ou à les effacer.»

Honte et sidération

Me Coralie Devaud a défendu 5 des 18 victimes du procès lausannois. Elle connaît bien ces processus, et ceux qui rendent possible de tels actes: «Les agresseurs savent identifier les situations de détresse et les proies potentielles. Ils leur font croire par exemple qu’ils sont leur seule issue. Plus tard, moins vulnérables, elles auront honte de s’être laissées prendre.»

C’est un mélange de saisissement et de vulnérabilité qui a empêché Salomé* de s’opposer au massage vaginal qu’a entrepris un jour son acupuncteur. Si elle s’est adressée à lui, c’est parce qu’elle estimait avoir des difficultés à s’affirmer et à poser des limites. «Il m’a fait travailler sur l’abandon. Quand c’est arrivé, j’étais dans une posture de bonne élève et de sidération à la fois: je ne pouvais pas y croire.» Un élément contribue fortement à la confusion: «Il a cherché à normaliser ce geste en le reliant explicitement à la problématique du lâcher prise.» L’effet de sidération dure, et ce n’est que trois jours plus tard que l’émotion revient. Elle a le courage de demander l’avis de trois autres acupuncteurs. Tous sont très clairs: c’est un viol qu’elle a subi; de tels gestes doivent être encadrés, le consentement explicitement demandé. Elle porte plainte aussitôt.

Dans le cas de Mariska, le thérapeute – qu’elle connaît et en qui elle a confiance – a commencé par s’immiscer dans sa vie privée en lui soufflant que son futur mari n’était pas fait pour elle. «Il s’est placé en position d’autorité, ses paroles se sont gravées en moi, à une semaine de mon mariage. A l’époque, mes conditionnements d’enfant me guidaient beaucoup: l’éducation que l’on a reçu peut jouer un grand rôle dans ce type de situation.» L’emprise se lézardera bien plus tard lorsqu’elle met au monde une fille, alors que le thérapeute lui a prédit un fils.

La pointe de l’iceberg

Combien de cas d’abus thérapeutiques ont-ils lieu chaque année? «C’est très difficile à dire, explique Me Coralie Devaud. Car les professions qui ne sont pas soumises à la loi sur la santé publique ne font pas l’objet de contrôle. Et si les infractions sont répertoriées par les cantons, elles ne sont, à ma connaissance, pas ventilées en fonction de la profession.»

L’association Viol-secours, qui lutte à Genève contre les violences sexistes et sexuelles, estime qu’un appel par mois concerne un abus par un professionnel de la santé. «Rien ne permet de penser qu’il y aurait une augmentation des faits, mais, peut-être, davantage de dénonciations», précise l’une des permanentes. L’association accompagne les personnes victimes dans la «prise de conscience de ce qu’est un abus, le soin envers elles-mêmes et la reconstruction», ajoute-t-elle. «Lorsqu’un processus judiciaire est entamé, nous pouvons constituer une ressource.» Pour aider les personnes concernées à identifier aussi bien les abus que les possibilités d’action, Viol-secours a publié Abus de pouvoir en 1993 déjà. La brochure est en cours de réédition et paraîtra en 2021.

Dans le cas du procès de Lausanne, une seule femme avait porté plainte au lendemain des faits. C’est sur cette base qu’une longue enquête a débuté et que la police est remontée à d’autres victimes. Certaines n’ont pas été retrouvées, d’autres avaient tourné la page. Au final, 18 personnes ont porté plainte. «Dans ces affaires, les plaintes enregistrées ne constituent que la pointe de l’iceberg», note Me Coralie Devaud. Et de telles plaintes mettent du temps à sortir.» Or, la prescription court: si la contrainte sexuelle et le viol sont prescrits après quinze ans, l’abus de détresse l’est après dix ans déjà (sept ans jusqu’à fin 2013). «Comme l’essentiel des faits a lieu en huis clos, les personnes craignent de ne pas être crues, voire d’être poursuivies en diffamation.» Certaines plaintes restent anonymes. Début décembre, des affiches sont apparues devant deux cabinets médicaux genevois, clamant: «Tant qu’il y aura des abus, il y aura des affiches.»

Empêcher de nuire

La perspective d’affronter seule la police, le tribunal, l’agresseur, peut, elle aussi, être trop lourde à porter. Pour Mariska, ce sont les questions de la défense qui ont été difficile à vivre au tribunal. «La police et le juge ont été très respectueux, en revanche.» Mais elle souligne combien le fait d’entreprendre ces démarches a «participé au chemin de guérison en me permettant de sortir du déni».

Le souci des autres motive souvent les victimes à porter plainte. Salomé* veut à tout prix obtenir que son abuseur ne puisse pas nuire davantage. Et si Mariska a porté plainte, c’est «pour contribuer à ce que ma fille ne subisse jamais cela»

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