Un inventaire de l’hospitalité politique
«Desexil: praxis, mémoire, archives» est un projet de philosophie citoyenne transeuropéenne qui se situe aux multiples frontières des savoirs, de la démocratie et des conflits qui s’y vivent.1>Le projet détaillé pourra être consulté en ligne sur le site public www.desexil.com, accessible dès le 21 janvier 2021. Il s’agit d’un travail de mémoire critique portant sur une période historique de transformation – 1968 à 2020 –, jalonnée d’impasses et caractérisée par de graves lacunes en matière des politiques d’asile, politiques migratoires et politiques des services publics, en Suisse et en Europe. Il s’agit aussi d’un legs aux jeunes générations de documents, recherches, réflexions…, un ensemble composé de divers matériaux, organisé autour de cinq propositions qui constituent des outils pour l’action. L’occasion pour tout esprit curieux de découvrir les luttes courageuses d’«hospitalité civique et constituante» aux frontières de l’Union européenne et de la Suisse, malgré le poids des mensonges politiques ambigus2>Des réflexions sur le mensonge politique (Arendt) et sur l’ambiguïté (Bleger) figurent dans la 3e partie. sur la conscience sociale et les savoirs. Une Autre Europe du desexil, entre «violence et civilité» (Balibar)3>Des précisions concernant les auteurs cités dans cette page sont à retrouver sur le site http://exil-ciph.com/, devient alors une évidence.
En bref, ces années empreintes de rêves ont vu s’installer le total libéralisme et la société de contrôle, observables sur les terrains d’action précités. L’attaque de la pensée a accompagné le démantèlement des cadres institutionnels et des droits censés contenir les injustices, le «brutalisme» et l’«exterminisme». Elles ont aussi permis des praxis de «création politique» par la désobéissance civique qui font partie de la mémoire collective. La criminalisation d’actes courageux vise à les délégitimer, alors qu’ils sont un apport précieux à la démocratie.
Des questions ont servi de fil rouge à cet inventaire. En quoi l’hospitalité intéresse toute la société et pas seulement les réfugiés? En quoi concerne-t-elle les humains, la nature? En quoi est-elle politique, citoyenne? Que nous apprennent la migration, le droit d’asile, sur la violence, la résistance, les rapports de classe, de sexe, de race? Pourquoi la praxis de l’hospitalité est impensable sans se référer à la désobéissance civique et à la mémoire? Quel bilan critique?
Une philosophie des praxis
Pour nous engouffrer durant de longs mois dans ce projet de mémoire et d’archives collectives, avec la volonté de passer le témoin au bout de cinquante années de travail et le désir de laisser un héritage de découvertes en 2020, nous avons été guidés par Colette Guillaumin, une sociologue féministe antiraciste qui disait lors de la création du Groupe de Genève4>Le groupe de Genève «Violence d’Etat et droit d’asile en Europe» est présenté dans le projet. , en 1993: «Penser un fait, c’est déjà changer un fait»! Saisir l’insaisissable – un bout du «souffle de la vie» dont parle Raoul Vaneigem, ce vieux compagnon situationniste – est l’enjeu de la curiosité. Combien il est difficile de saisir les étincelles de vie et explorer des parts d’ombre. La chasse et le «droit de fuite» d’exilé-e-s montrent que la ruse et l’humour sont des armes. Une «philosophie de la praxis», a dit Gramsci, le philosophe sarde des prisons mussoliniennes qui rêvait d’une révolution avec les conseils ouvriers de Turin dans un affrontement de vie et de mort au stalinisme. Nous l’avons appris avec le philosophe André Tosel, actif dans le projet.
Nous avons interrogé des praxis minoritaires sur les terrains de la migration, de l’asile, du service public, dégagé leur puissance et leurs limites. Nous avons explicité après coup les chocs de deux positions antagoniques: la consolidation de l’Europe sécuritaire-guerrière et l’émergence d’une Autre Europe dans un seul monde, à travers des praxis éparses, invisibles, ou alors criminalisées par des délits d’hospitalité (migrant-e-s, exilé-e-s, solidaires, lanceurs d’alerte, ONG5>Un exemple: en Grèce, un décret impose une clause de confidentialité aux ONG dans les camps (source Migreurop).). Nous avons pris connaissance des dangers imminents, de ce qui a été gagné, des difficultés rencontrées – autant d’énigmes devant nous.
En 2020, avant et après le Covid-19, l’air du temps invite-t-il à transmettre un manifeste, ai-je envie de demander à Vaneigem, qui en propose un parmi une multitude?6>R. Vaneigem, La liberté enfin s’éveille au souffle de la vie, Paris, éd. Cherche midi, 2020. Pour ma part, j’ai préféré mettre en forme un puzzle expérimental en retournant un instant sur cinquante ans de vie. Savoir que la vie fait vivre, qu’elle met en mouvement (Aristote).
Rendre visible des «praxis de funambules» qui dynamitent les cadres, pratiquent des «formes de vie» (Wittgenstein), de résistance, de refus d’obéir, de désir de liberté, d’autonomie. Elles sont à chaque fois inédites et ont un caractère commun: elles tentent de «naître», d’imprimer une présence active, de «commencer quelque chose de neuf», comme dit Hannah Arendt quand elle décrit ce qu’est «l’action humaine dans une philosophie de la naissance».
Trouver le fil ténu de l’histoire
Cinquante ans de vie, de travail, de luttes, d’hésitations, de risques, ça ne se raconte pas. Faut-il se tapir dans l’ombre, se taire? Ou alors relever le défi d’inventer une prise de parole, d’écriture publique, en nous lançant dans l’expérimentation, sans savoir ce que nous faisions? L’expérience de recherche et d’écriture a été une aventure passionnante, comme on peut le lire dans la multitude de textes présentés. Il a fallu se nourrir de la tradition, se libérer des peurs, des carcans universitaires, des médias, de la censure, de l’autocensure, et admirer des trouvailles dans l’action. Je tiens à remercier toutes celles et ceux qui ont pris le risque de s’exposer en se jetant à l’eau.
Alors que les mots s’usent, il est nécessaire de trouver les mots qui parlent. Qui touchent. Pour dire des constats vertigineux sur le brutalisme (Mbembe), une culture d’apartheid (Monnier), d’appropriation (Guillaumin), d’exterminisme (Ogilvie), d’autonomie (Castoriadis). C’est aussi accepter de «voir» les côtés obscurs de la force, la peur des tripes, des gestes lumineux, des risques pris en affrontant l’opprobe. La force destructrice de la haine secoue la confiance. La puissance de la résistance courageuse étonne. Des gestes comme ceux de Margrit Spichtig, en Suisse, traînée en 1991 devant un tribunal pour avoir caché des Kurdes, sortent à la lumière. Après leur expulsion forcée, elle a déclaré: «En sortant du tribunal, j’ai enlevé mes chaussures et j’ai marché à pied nu sur l’herbe du parc. J’ai pensé en moi-même: cette terre m’appartient autant qu’à ceux qui m’ont condamnée».7>Margrit Spichtig, interview pour le film d’Axel Clévenot, Terre d’asile.
Margrit habitait dans le magnifique site du Flüeli-Ranft (Sachseln, Obwald) de Nicolas de Flüe, un autre héros de l’histoire suisse. Elle était institutrice. Son mari sculpteur avait créé une sculpture pour les réfugiés kurdes indésirables et les haineux avaient jeté sa sculpture dans la rivière pendant la nuit… Margrit est une empreinte qui résiste à l’usure des années. C’est une figure de la mémoire.
L’hospitalité politique
Cours, cours, camarade, le vieux monde est derrière toi… Avancer sans savoir, sans se retourner, quand on va en enfer, pour retrouver Euridice. Si on se retourne, nous a appris l’histoire d’Orphée, on reste pris dans les filets du royaume des morts. Certes. Mais la curiosité est trop grande. On se retourne à nos risques et périls sur des gouffres de violence aux frontières. On s’aide alors du fil ténu d’un romancier espagnol, Javier Carver, déchiré par la guerre d’Espagne: «repérer des embarras, apories, énigmes ouvertes à jamais». Voilà pour la méthode.
Un autre point de méthode. Ne pas dire «je», mais «nous». Un Nous fragile. Des difficultés qu’on ne voit plus à force d’être en colère devant les orages circulaires qui enferment l’Union européenne. On voit ce qui est perdu. On ne voit plus ce qui a été gagné. Les difficultés à imaginer expliquent le poids du conformisme, la force de la destruction, la fatigue, l’endurance. Nous désirons partager des découvertes étonnantes: des acquis positifs et des mensonges politiques ambigus, des impasses.
L’hospitalité prise dans les rapports de pouvoir complexes, ignorée8>Christoph Blocher ne parle jamais d’hospitalité; pourquoi?, ne se limite pas à une question morale, humanitaire. L’hospitalité n’est rien sans la justice, sans la «liberté politique de se mouvoir»9>A ne pas confondre avec la «mobilité» et la «libre-circulation». Cf. M.C. Caloz-Tschopp, La liberté politique de se mouvoir. Essai, Paris, éd. Kimé, 2019.. Au XXIe siècle, L’hospitalité devient «politique» sur la planète. On découvre que dans la tradition, y compris d’Etat (Kant), elle a la même césure que l’apartheid (l’hôte, l’étranger, eux-nous). L’hospitalité revisitée devient une énigme positive. L’hospitalité politique devient le «pilier général» d’une Autre Europe, de la citoyenneté transeuropéenne qui s’oppose au saccage, à la guerre, à la destruction.
Démarche et matériaux montrent que devant l’imprévisible, il n’y a pas que l’Europe du marché des multinationales et des empires, pas que l’Europe des polices (Frontex) militarisée et privatisée. Dans les politiques de sûreté, migratoires et du droit d’asile et les rapports travail-capital de ces cinquante dernières années, on constate après coup une fragilisation et un renforcement sécuritaire des Etats; les accords Schengen-Dublin-Frontex charrient une attaque des mots, une régression des droits, des refus de responsabilités liées au droits humains de l’ONU ainsi que des pratiques administratives et policières qui donnent le vertige.
Une telle démarche est donc d’autant plus pertinente quand l’avortement, le salaire minimum, le droit des migrants, du travail, des femmes sont attaqués et que les réformes de Bologne et du service public sont imposées. La lutte pour le climat constitue un terrain d’affrontements. Malgré les intimidations, un peuple a presque gagné une initiative pour des multinationales responsables. Nous vivons dans un pays forcé d’abandonner le secret bancaire, le statut de saisonnier. Un pays, où l’Etat, comme la plupart des Etats du côté de la force, n’a pas signé la Convention des travailleurs migrants et de leur famille, ni le Pacte européen des réfugiés ni le Pacte migratoire international.
Dans les politiques migratoires, du travail, de la recherche, du service public, de l’environnement (réfugiés climatiques), il y a un «vide politique dangereux» que l’hospitalité politique civique et constituante est appelée à remplir pour protéger non seulement les réfugiés, mais l’ensemble des humains et la nature. L’hospitalité politique mérite d’être explorée sur d’autres terrains. Elargie. Elle est un des éléments-clés pour une Autre Europe dans le monde. Renforcer la société civile, fédérer les liens dans des luttes d’hospitalité politique en Europe et dans le Sud participent à la nouvelle civilisation du XXIe siècle.
Notes
Collège international de philosophie (CIPh), Genève-Paris. Contact: revue.desexil@gmail.ch
Marie-Claire Caloz-Tschopp est à l’initiative du projet Desexil: praxis, mémoires, archives, dont la responsabilité a été partagée par de nombreuses personnes, éditeurs, auteurs, appuis divers que l’auteure tient à remercier; tout spécialement Thomas et Winni Busch, Claude Braun, Salomé Luz, Christine Wyss, Stéphanie Tschopp, Omar Odermatt, Mariana Nanzer, Vincent Godet et l’équipe de l’association Trajets, Martin Caloz, Paolo Quintili, Graziella de Coulon, Pauline Milani, Marianne Ebel, Pierre Fiala, Aldo Brina, Teresa Veloso, Marion Brepohl, Maria Teresa Findji, Novine Berthoud-Aghili, José Lillo, Marie Bonnard, Andrea Olivera, Maria et Andrès Perez, Verena Clausen, Ibrahim Soysüren, Christophe Tafelmacher, Danielle Othenin-Girard, Amanda Joset, Karl Grünberg, Claude Helbling, Yildirim Halis.