Clusters professionnels classés confidentiels
Les contaminations au coronavirus sur le lieu de travail constituent-elles le grand trou noir de la politique sanitaire? La cellule de traçage des cas Covid-19 sur le territoire genevois cible spécifiquement les lieux sensibles, comme les EMS, les écoles, ou les foyers, mais également les entreprises. Elle possède même une carte des contaminations selon les adresses professionnelles. Seulement voilà, ces données sont à usage interne uniquement, au motif de confidentialité, alors qu’une carte des contaminations selon les lieux de résidence est disponible sur le site internet de l’Etat de Genève.
«Nous repérons les adresses professionnelles qui reviennent souvent dans le cadre du contrôle épidémiologique», expliquait il y a quelques semaines au Courrier Simon Regard, médecin coordinateur de la cellule de traçage. «Quand il y a de nombreux cas au même endroit, on se doute bien qu’il y a un lien même s’il est difficile de dire si les contaminations ont lieu durant le travail ou à côté, lors des moments informels.»
«Si nous devions fermer chaque entreprise où il y a un nombre conséquent de malades, nous aurions dû fermer les HUG et l’Etat de Genève» Laurent Paoliello
Une entreprise défraie la chronique: Rolex. Unia y a recensé 120 cas en deux semaines. Le syndicat a dénoncé la société horlogère à l’Office cantonale de l’inspection et des relations du travail (Ocirt). «Alors que plusieurs cas ont été déclarés au sein d’un même atelier, les autres travailleurs n’ont pas été mis en quarantaine ni testés. Ceci constitue un stress pour le personnel qui ne voit plus arriver un collègue alors qu’il a été en contact plus ou moins proche durant la semaine», souligne Alejo Patiño, syndicaliste d’Unia et vice-président de la CGAS.
Malgré un plan de protection strict (prise de température à l’entrée, étalement des horaires de pause, distances, port du masque, etc.), il souligne de potentielles contamination dans les «zones grises» que sont les fumoirs, salles de pause, de repas et toilettes. Et pointe du doigt le refus de généraliser le télétravail, lorsqu’il est possible, et ce malgré les recommandations du Conseil fédéral, puis du Conseil d’Etat genevois. Dans son arrêté du 1er novembre, ce dernier rappelle que les employeurs doivent veiller à ce que les activités de leurs collaborateurs en présentiel soient limitées «au minimum indispensable, en particulier pour les personnes vulnérables».
Rolex est un bon élève au regard du nombre total de salariés, estime Laurent Paoliello, chargé de communication du Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé (DSES). «Si nous devions fermer chaque entreprise où il y a un nombre conséquent de malades, nous aurions dû fermer les HUG et l’Etat de Genève. Nous sommes très à cheval sur les plans de protection et c’est dans l’intérêt bien compris des entreprises de faire en sorte que leurs employés ne tombent pas malades. Si nous avons le moindre doute, nous pouvons fermer une entreprise, un secteur ou un étage.» Sauf que cela n’est jamais arrivé pour cause de contaminations sur le lieu de travail.
Télétravail en berne
Selon le DSES, 40% des entreprises seraient repassées en télétravail lors de cette deuxième vague. Théoriquement, le Conseil d’Etat pourrait le rendre obligatoire. Mais il ne le fera pas et les entreprises rechignent à le faire d’elles-mêmes. Mauvaise volonté ou besoins réels?
«Chez nous, tant que le télétravail n’est pas obligatoire, le présentiel reste la norme», rapporte Sasha* qui travaille dans un studio de création. Même si l’entreprise a tourné ce printemps à distance, l’expérience n’a pas été réitérée cet automne. L’entre-deux vagues a été mis à profit pour adapter le lieu de travail et son règlement en vue d’un retour en présentiel. Pourquoi ne pas avoir utilisé ce temps pour mettre en place une stratégie de télétravail efficace? «Les responsables se sont occupés de l’amélioration des serveurs, véritable facteur limitant dans notre branche pour un travail décentralisé. Mais ça ne règle pas tout: quasi tous les projets sont gérés en équipe et la communication à distance sur des éléments artistiques est un vrai casse-tête.» Si compliquée à vrai dire que de nombreuses réalisations ont été purement et simplement repoussées en temps de confinement. Une perte de productivité qui ne peut se prolonger indéfiniment sans mettre en péril la petite entreprise.
Autre contrainte du côté de la banque où travaille Anne*: «La direction a décidé de rouvrir les agences pour accueillir le public.» Un contact clientèle direct supprimé ce printemps mais qui, à l’heure où la plupart des activités courantes ont retrouvé pignon sur rue, semblait nécessaire. En revanche, l’entreprise a augmenté le nombre d’employés administratifs en télétravail, profitant du répit estival pour étayer son parc informatique. Pour ceux dont les tâches ne peuvent être réalisées à distance, comme Anne, l’entreprise aménage le cadre de travail: réattribution des bureaux, places de parking gratuites pour éviter les transports en commun, repas offerts et livrés sur place pour éviter les sorties. Quid des contaminations? «Si un employé est testé positif, tout son bureau est placé en quarantaine.»
Vieille école?
Reste que pour une partie des entreprises, la frilosité face au télétravail ne s’explique pas rationnellement. Etonné qu’aucune annonce relative à l’activité professionnelle à domicile ne soit faite dans son étude d’avocats, Jules* décide de jeter le pavé dans la mare. «Ce n’était pas tant pour moi que je m’inquiétais, mais je n’étais pas le seul employé à me poser des questions.» Insensibles aux annonces du Conseil fédéral et du Conseil d’Etat, c’est finalement une recommandation émanant de l’Ordre des avocats qui convaincra les responsables de repasser au travail à distance. «C’est une réaction purement économique. Pourtant, le télétravail semblait avoir bien fonctionné ce printemps. Le problème c’est que les associés sont de la vieille école et confondent télétravail et téléchômage!»