Fleurs
«Vivre, pour l’arbre, c’est prendre de la boue, et en pétrir des fleurs.» Cette phrase de Nikos Kazantzakis m’accompagne depuis que, arbre modeste, je tente d’écrire des chansons. Association d’idées, elle est remontée à mon esprit par un gris dimanche.
Je reviens une semaine en arrière. Novembre est le mois le plus triste. La nuit tombe de plus en plus tôt, les arbres sont dénudés, on est comme suspendu dans du sombre, de l’humide, entre l’or et le roux de l’automne enfui, et la blancheur de l’hiver qu’on espère. Encore heureux qu’il ne compte que trente jours!
Cette année pourtant, il nous a fait un cadeau exceptionnel! Du moins, à nous qui avons le privilège de vivre dans le Jura, en altitude: dix jours de grand soleil, sans un nuage, avec en dessous la mer de brouillard recouvrant tout le plateau jusqu’aux Alpes. L’occasion de prendre un peu notre revanche. Diable, qu’on nous passe un brin de chauvinisme! Que de fois entend-on, au long des saisons, nos voisins de la plaine nous demander, goguenards: «Alors, vous avez déjà – ou encore – de la neige, là-haut?» A force, ça pourrait devenir lassant. Donc, on ne va pas s’en priver, quand on peut décrocher son téléphone et faire mine de s’étonner en disant à un ami des bords du lac: «Non! Vous être dans la grisaille? Incroyable! Chez nous c’est depuis des jours ciel bleu, du matin au soir!»
Mais novembre est là qui guette. Cette nuit-là, il a envoyé un petit coup de bise, ce qui fait que le stratus est monté de quelques centaines de mètres. Juste assez pour que, ce matin, le village soit plongé dans un brouillard qui n’a rien à envier au fog londonien le plus sinistre. On ne voit pas à un mètre, le givre s’accroche aux épines de mes rosiers et accable les pauvres poireaux qui grelottent dans mon potager. Pas question par ce temps de s’élancer sur les crêtes, comme je l’avais projeté hier, pour passer une partie de ce dimanche à courir les sentiers au grand soleil, à goûter l’air pur et le silence… Non, trop froid dehors, pénombre, tristesse.
Comment donc occuper les heures, en attendant la mi-journée, où radio et télévision me donneront des nouvelles des deux initiatives soumises ce jour aux électeurs?
Arroser les plantes, baigner l’orchidée? Ce sera vite fait. Puis enfiler veste, bonnet et gants d’hiver, pour entreprendre malgré tout une marche frileuse par les rues? Bah, somme toute chaque pas est salutaire… Mais on ne croise aucun vivant sur les trottoirs, entre les maisons grises, et pas un arrêt n’est envisageable au Buffet de la Gare ou au Cercle espagnol. Covid oblige, tous les lieux de convivialité sont fermés. Pas un potin du village donc, pas un sourire de connivence avec un ami de hasard.
Au retour, préparation machinale pour midi d’une salade, œufs mollets et lardons frits, tandis que les nouvelles des votations me font passer de l’espoir à l’accablement. Une fois de plus, les forces de l’argent ont gagné. Brandissant l’emploi et l’économie, elles ont réussi à terrasser la morale.
Ploutocratie serait donc le mot qui qualifierait notre système politique? La consolation c’est que leur victoire, extrêmement mince, laisse espérer le meilleur pour les luttes à venir. Et dans ma commune, les votants ont accepté largement l’une comme l’autre initiative. Ce n’est qu’un combat, continuons le début…
Cahin-caha, traverser l’après-midi, les heures qui restent. Aller décrocher la belle banderole orange «Votez oui» qui décorait ma façade? Non, je vais la laisser encore un peu, en témoignage. Lire quelques articles laissés de côté jusqu’ici, terminer un bouquin, répondre à des courriels anciens?
Et c’est là, tandis que vient la fin de ce jour mélancolique, que tout à coup surgissent les fleurs!
Dans un recoin de ma boîte de réception, un message d’Elsa, l’amie libanaise, nous annonçait il y a quelques semaines le décès de son vieux père. Avocat, militant des droits de l’homme, protecteur de la nature, il a passé ses dernières années dans sa propriété du bord de mer, au nord de Beyrouth, parmi les livres, à entretenir ses arbres et à cultiver son jardin. Elsa conclut ainsi son courriel: «Mon père disait que plus le pays allait mal plus il plantait de fleurs.»
Demain, je vais acheter graines et oignons, et je préparerai les plantons pour le printemps prochain.
www.michelbuhler.com
Dernier livre: L’autre Chemin, chroniques 2008 – 2018, chez Bernard Campiche Editeur, 2019.