Le mot de la traductrice – Chloé Varrin

Chloé Varrin évoque le défi de ne pas «surtraduire» le roman de Grigory Sloujitel, afin de restituer au mieux le décalage entre les scènes décrites par son narrateur félin et notre manière humaine de les interpréter. Un décalage producteur de sens, de surprise et d’humour.
Le mot de la traductrice - Chloé Varrin
Chloé Varrin. WILFRED REBETEZ

Dans la littérature, on croise deux types de chats: les chats observés et les chats observant. Les premiers sont des personnages plus ou moins importants du récit, objets de la tendresse, de la curiosité, de l’adoration, de la méfiance ou de la répulsion des humains qui les observent et les racontent1 À cette catégorie appartiennent, parmi les plus célèbres, le chat botté de Perraud, le chat noir de Poe, les chats de la poésie de Baudelaire, le chat du Cheshire de Lewis Carroll, le Béhémoth de Boulgakov, la chatte de Colette et le chat « grand noir et gros » de Luis Sepulveda.. Les seconds, plus rares, sont les narrateurs de leur propre récit et posent sur le monde qui les entoure leur propre regard2 2. Les plus connus sont sans doute le chat Murr d’E.T.A. Hoffman, le chat philosophe d’Hippolyte Taine, le chat de Natsume Sôseki et, dans la bande dessinée, le chat du rabbin de Joann Sfar..

Saviély est de ces derniers. C’est lui qui nous raconte sa vie de matou moscovite et ses pérégrinations dans la grande ville. Pour traduire son récit, il faut donc apprendre à «parler chat». Se mettre à sa hauteur, tenter d’adopter sa vision du monde et se défaire des préjugés qui nous assaillent à la lecture de certains vocables. Ainsi, une «diévouchka» (qui peut se traduire par «jeune fille») n’est pas une représentante de l’espèce humaine sous la plume de Saviély: il s’agit d’une jeune chatte. Pas question toutefois de traduire «diévouchka» par «jeune chatte», ce qui reviendrait à anéantir l’effet de surprise lors de la révélation, quelques lignes plus loin, de l’espèce de la demoiselle.

Ne pas «surtraduire» est un principe qui me paraît important dans tout ce texte pour restituer au mieux le décalage entre les scènes décrites par le chat, ce qu’il en comprend, et la manière dont nous, humains, les interprétons. Car Saviély rencontre dans Moscou toute une palette d’individus qui compose de la capitale russe un tableau réaliste et vivant. Il partage, pour quelques jours ou plusieurs mois, le destin des humains qui croisent sa route, simples gens, «nouveaux Russes», immigrés kirghizes, etc., et pose sur eux son regard de chat. Ce décalage entre les descriptions du félin et notre point de vue humain est producteur de sens, il renverse les perspectives, touche et séduit.

Mais ce roman, le premier de Grigory Sloujitel, est aussi un récit d’apprentissage, qui s’étend de la naissance à la mort du narrateur et reflète toute son évolution spirituelle. Chaton naïf au début, plein de fougue, de superbe et assoiffé de découvrir le monde, il aura le temps de grandir, de mûrir, de souffrir et d’aimer. Le défi de la traduction est de trouver, pour chaque période de sa vie, le ton qui sied, d’une part, à son évolution, d’autre part à l’épisode qu’il nous relate. Episodes drôles, cruels, heureux: il y a de tout dans cette vie de chat, qui est tour à tour récit familial, roman social, digression psychédélique, satire politique et roman d’amour.

L’extrait publié ici est le début du roman. On y découvre un narrateur chaton philosophe très à l’aise à l’idée de se raconter, sûr de lui, un brin vantard même, et qui s’avère néanmoins capable d’autodérision par ses adresses aux lecteurs. L’enjeu de la traduction de cet incipit est d’installer immédiatement en français la drôlerie qui traverse le texte russe: le choix du passé simple (on ne distingue pas ce temps du passé composé en russe) m’a paru adéquat pour traduire le ton grandiloquent du petit mais très fier narrateur félin qui a une conscience aiguë de son destin exceptionnel. Ses exposés philosophiques constituent une difficulté: il s’agit de les rendre lisibles tout en préservant leur tournure alambiquée. Mais cet extrait comporte aussi du discours direct, qui permet d’insuffler un peu de l’énergie brute caractérisant ce jeune matou plein d’aplomb et de promesses, auquel on s’attache très vite.

Enfin, la ville de Moscou, bien plus qu’une simple toile de fond, apparaît aussi dès ce premier chapitre comme un décor animé et presque doté de vie (l’œil et l’oreille félins n’ont pas leurs pareils pour saisir les textures et les bruits de la ville), que je me suis efforcée dans la traduction de recréer par le choix des mots et leur sonorité.

Chloé Varrin

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