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Repenser la politique pénale genevoise

S’il y a urgence à réformer la politique pénale et pénitentiaire du canton de Genève, un tel projet devrait être envisagé «sans céder à l’impératif sécuritaire ni aux sirènes de l’évaluation de la dangerosité», détaille la sociologue Géraldine Bugnon, spécialiste du champ pénal, en lien avec un récent article du Courrier.
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Dans l’article de Gustavo Kuhn «Trouver des alternatives à la prison», des élus genevois opposent leurs points de vue autour d’une motion à venir promouvant des ­réponses pénales dites «alternatives» (travaux d’intérêt général, bracelet électronique). A droite de l’échiquier politique, on rappelle la division des pouvoirs – le parlement ne doit pas interférer dans l’activité judiciaire – et la logique arithmétique qui rythme les politiques pénitentiaires (plus de délits = plus de peines de ­prison). Du côté des députés centre-gauche, on se défend d’être des ­«bisounours» en promettant de trier les individus délinquants en fonction de leur dangerosité, et de réserver la prison aux plus dangereux d’entre eux. Les peines alternatives, à la fois plus «humaines» et plus économiques, pourraient alors s’appliquer au reste de la population condamnée.

Une réforme de la politique pénale et pénitentiaire du canton de Genève semble urgente. En tant que sociologue spécialiste du champ pénal, je m’interroge toutefois sur la pertinence des arguments avancés de part et d’autre de l’échiquier politique. Si la séparation des pouvoirs est au fondement de toute société démocratique, ce principe ne doit pas éluder l’existence d’une politique pénale, qui touche l’ensemble des institutions et acteurs de la chaîne pénale: la «clientèle» des tribunaux est en effet le résultat de l’activité de la police, elle-même sujette à des directives en matière de contrôle et de répression de la délinquance. Ensuite, les pratiques des juges et des procureurs ne sont pas totalement indépendantes du contexte politique, en témoigne la hausse des détentions à Genève pour séjour en situation irrégulière à la suite de la «directive Jornot» de 2012, dans un contexte de lutte renforcée contre l’immigration illégale. Enfin, il a déjà été maintes fois démontré que les places en prison, mais aussi celles dans des dispositifs dits alternatifs, orientent les décisions judiciaires (ou en tout cas leur application), car comment exécuter une peine sans place disponible dans l’institution concernée?

L’argument des signataires de la motion est tout aussi problématique: en défendant le tri des délinquants en fonction de leur «dangerosité», on renforce le pouvoir des experts psychiatres sur le champ pénal et on promeut une réponse pénale orientée vers le traitement thérapeutique d’individus présentant des troubles psychiques. Cette orientation contribue à occulter les mécanismes sociaux pourtant chers à la gauche et situés en toile de fond de bon nombre d’infractions pénales (précarité, inégalités, exclusion entre autres) et contre lesquelles une politique pénale innovante et humaniste devrait lutter en priorité. La recherche a ainsi démontré l’intérêt des peines alternatives à condition que celles-ci 1) appréhendent les individus dans leurs multiples facettes et compétences – plutôt que de les réduire au statut de «délinquants»; 2) parviennent à promouvoir de facto la réinsertion sociale et professionnelle – plutôt que de constituer des outils de surveillance; 3) fassent preuve d’une certaine tolérance aux «rechutes», les parcours de sortie de délinquance étant le plus souvent longs et sinueux. Un tel accompagnement requiert toutefois des moyens financiers, une coordination importante entre les services et un savoir-faire professionnel pointu; les peines alternatives ne devraient donc pas faire figure de «solution économique» pour diminuer les frais de la politique pénitentiaire.

Géraldine Bugnon est adjointe scientifique à la Haute Ecole de travail social de Genève, chercheuse associée au Centre romand de recherche en criminologie (UniNE).

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