Prévenir le coût démocratique de la politique antiterroriste
Huit cent mille morts et 37 millions de déplacés. C’est le coût de la riposte étasunienne aux attaques du 11 septembre 2001, selon une étude de l’université Brown (USA). Un bilan d’une ampleur inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. Et l’étude se base sur des calculs prudents, puisqu’elle s’est limitée à prendre en compte les huit conflits les plus violents (Syrie, Irak, Afghanistan, Yémen, Somalie, Pakistan, Philippines, Libye) induits par la lutte contre la terreur.
Outre les conséquences humaines directes, exorbitantes, la lutte contre le terrorisme a écorné substantiellement les garanties liées à l’Etat de droit, causant d’innombrables violations des droits de la personne et d’autres souffrances. Dans le cadre de cette lutte, les démocraties occidentales ont adopté des mesures qui ont renforcé le pouvoir exécutif, mis à mal les garanties judiciaires, restreint la liberté d’expression et exposé l’ensemble de la population à la surveillance de masse.
Les gouvernements ont adopté de nouvelles législations pour qu’il leur soit plus facile de déclarer officiellement l’état d’urgence ou d’accorder des pouvoirs spéciaux aux services de sécurité ou du renseignement, bien souvent avec un contrôle judiciaire limité, voire inexistant. Ils ont investi dans des initiatives de «prévention des infractions» et se reposent de plus en plus sur des ordonnances de contrôle administratif afin de restreindre le droit de circuler librement des individus. Des personnes peuvent désormais être poursuivies pour des actions qui n’ont qu’un lien ténu avec un comportement réellement délictueux.
La Suisse à la croisée des chemins. La Suisse a déjà autorisé l’exploration du réseau câblé et l’enregistrement des métadonnées, qui représentent des formes de surveillance de masse non fondée sur des soupçons. Et plutôt que de s’opposer à l’érosion de notre Etat de droit, elle s’apprête à adopter sans sourciller un paquet de lois antiterroristes particulièrement controversées.
Dans le projet de loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT), «un potentiel terroriste» est toute personne qui pourrait s’adonner à des «activités terroristes». La loi entend par «activité terroriste» des «actions destinées à influencer l’ordre étatique» pas nécessairement par des infractions pénales, mais simplement par la «propagation de la crainte». Selon cette interprétation extrêmement floue, la loi pourrait donc viser des activités légitimes de journalistes ou de militants politiques. Cette extension de la définition du terrorisme va bien au-delà du droit interne suisse actuel et viole les standards internationaux.
Un arsenal de mesures policières renforce la possibilité d’agir en amont de toute infraction commise, sur la base du soupçon: assignation à résidence dès l’âge de 15 ans, interdiction de contact et interdiction de périmètre dès l’âge de 12 ans, notamment. A l’exception de l’assignation à résidence, prononcées par un juge, ces mesures seront ordonnées hors de tout contrôle judiciaire et sans qu’il y ait de possibilité de recours pour les individus concernés.
Contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, ces peines privatives de liberté prononcées de manière préventive portent gravement atteinte aux droits fondamentaux. Elles sont également extrêmement problématiques sous l’angle de l’intérêt supérieur de l’enfant, ancré dans la Convention relative aux droits de l’enfant. Alors que l’étude de leur application en France montre une efficacité quasi nulle en termes de prévention du terrorisme, elles entraînent en revanche une stigmatisation et une criminalisation des personnes qui les subissent.
Les ONG suisses de défense des droits humains – soit 90 organisations – ont alerté depuis le début du processus législatif sur les risques induits par les nouvelles lois antiterroristes. Trop souvent balayés du revers de la main au motif qu’ils seraient partisans, leurs arguments sur ce dossier ont été corroborés par des critiques particulièrement sévères des Nations unies et du Conseil de l’Europe. Et des professeurs de droit s’adressent aujourd’hui aux membres du Parlement dans une lettre ouverte pour les appeler à rejeter en dernière minute ces lois. A bon entendeur!
Notre invitée est porte-parole d’Amnesty International Suisse.