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«Nous nous trouvons au pied du mur»

A Genève, L’Usine a pris position sur les mesures de traçage concernant ses divers publics. Si le centre culturel autogéré ne remet pas en cause la nécessité d’une protection sanitaire, il s’interroge sur l’implantation dans la vie des gens de mesures restrictives des libertés, «qui perdure[raient] largement après leur raison d’être».
Surveillance

La grenouille que l’on jette dans l’eau bouillante s’en expulse pour survivre. Celle que l’on baigne dans l’eau fraîche, chauffée progressivement, finit par y mourir.

L’épidémie de Covid-19 a été une surprise pour tout le monde. Nous le savons. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’un complot entre la Chine et les pingouins pour récupérer le pouvoir, ni d’une façon de détourner notre regard des véritables problèmes qui nous gangrènent – nous n’en avons même pas besoin. Chaque personne, chaque secteur, chaque métier de notre société a été affecté-e. Maintenant, nous sommes tou-te-x-s dans l’expectative. Comment reprendre, comment changer, tout en faisant la même chose? Plusieurs choses ont été élaborées – règles, mesures, dispositifs, plans de protection – pour apporter des réponses là où il n’y en avait aucune.

Mais voilà. Certaines de ces réponses nous font peur. Bien que l’épidémie soit un drame, toujours, ce n’est pas la mort qui nous effraie. C’est plutôt ce qui vient avant. Ce qui, en essayant d’éviter la fin, nous éloigne de nos libertés. Sortir de nos salons est devenu, insidieusement, une bonne raison de décliner notre identité. Nom, prénom, numéro de téléphone. Ne serait-il plus possible, en ces temps épidémiques, d’être une âme anonyme à l’écoute de la musique qui sonne et résonne entre les murs de Genève, une fois la nuit tombée? D’être une âme vagabonde à la recherche d’un coin d’ombre, sur une terrasse estivale, assoiffée de bulles enivrantes?

Non, semble-t-il. D’après Amnesty International, la surveillance n’est légitime que si elle est ciblée, justifiée et proportionnelle. L’on pourrait donc se dire que tout va bien. La surveillance organisée en Suisse – car c’est bien de cela qu’il s’agit – est ciblée (les personnes qui participent à des activités sociales organisées), justifiée (pour contrôler la propagation du nouveau coronavirus) et proportionnelle (elle ne concerne que les personnes potentiellement à risque d’être contaminées).

Au-delà du fait que toutes les activités à risque ne sont pas traitées de la même manière (prenons l’exemple des magasins de vêtements pour ne pas les nommer), il serait bon de se demander ce qu’il adviendra quand la raison de cette surveillance ne sera plus. Une méthode de surveillance qui existe, et qui fonctionne, peut-elle simplement disparaître une fois le problème à son origine résolu? Comment en être sûr-e-x-s ? Comment ne pas risquer de tomber, comme d’autres pays avant nous, dans des mesures de plus en plus restrictives, qui perdurent largement après leur raison d’être?

Aujourd’hui, nous nous trouvons au pied du mur. Nous n’avons pas de solution miraculeuse pour reprendre comme avant et, somme toute, c’est peut-être mieux comme ça. Mais nous voilà devant des choix que nous n’aurions jamais envisagé faire. Fermer nos portes, ou ficher nos publics.

Evidemment, nous direz-vous, il le faut bien, pour éviter la déjà si fameuse deuxième vague épidémique. Et, évidemment, vous dirons-nous, loin de nous l’idée de mettre en danger la santé de quiconque.

Mais la question n’est pas là. Nous ne nous demandons plus si, oui ou non, nous accepterons d’utiliser une application permettant la traçabilité des personnes. Nous n’aurons pas le choix. La question est plutôt dans le discours qui entoure cette décision. Nous ne pouvons, nous, L’Usine, nous permettre de ne pas prendre position, de rester silencieu-se-x-s. Nous n’avons aucune leçon à donner, mais nous souhaitons exprimer clairement notre crainte.

Ne nous méprenons pas : les mesures liberticides ne disent pas leur nom. Elles ne frappent pas à notre porte pour nous prévenir de leurs conséquences funestes. Elles s’insinuent, lentement, dans nos vies. On ne peut s’apercevoir du danger que trop tard.

Voici le péril qui nous inquiète tant. Se laisser cuire à petit feu, et finir ébouillanté-e-x-s, comme notre grenouille. Car, du fond de nos cœurs, nous pensons que nous allons vers moins – et non pas plus – de liberté. Nous les bradons, les découpons petit à petit et les troquons contre notre sécurité. Mais, encore une fois, du fond de nos cœurs, nous pensons que c’est un leurre. Moins de liberté n’équivaut pas à plus de sécurité.

Pour autant, nous dénonçons les affiliations honteuses qui mêlent des revendications de liberté individuelle et des complotismes fumeux. Nous ne sonnerons jamais les mêmes clairons. Individuellement, nous devons survivre. C’est pourquoi nous nous plierons aux mesures devenues obligatoires. Collectivement, nous devons résister. C’est pourquoi nous invoquons votre vigilance. Non pas pour L’Usine, ni pour Genève, ni pour la Suisse ou le monde entier. Pour nos libertés et nos droits. Pour les préserver, envers et contre tout.

Solidairement,

L’Usine

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