Contrechamp

Un monde sans chimie de synthèse ?

Un monde d’après sans chimie de synthèse est-il souhaitable? Sous cet intitulé, l’écotoxicologue Nathalie Chèvre livre un éclairage scientifique sur les enjeux liés à l’utilisation de substances synthétiques. Sa contribution est tirée de Tumulte Postcorona. Tout fraîchement paru, l’ouvrage réunit une cinquantaine de plumes romandes autour de la sortie de crise.
Un monde sans chimie de synthèse ?
Epandage d’herbicide dans un champ ensemencé de graines d’épinards à Birmenstorf (AG), 2019. KEYSTONE
Santé

L’être humain n’a pas toujours vécu entouré de substances chimiques de synthèse. C’est en effet à la fin du XIXe siècle que les premiers chimistes ont réussi à créer des molécules organiques artificielles. Mais ce sont les deux guerres mondiales qui ont été les catalyseurs de cette nouvelle technologie. La chimie du chlore pendant la Première Guerre mondiale (et le tristement célèbre gaz moutarde) qui aboutira à la mise sur le marché des pesticides organochlorés dont le bien connu DDT. Puis pendant la Seconde Guerre mondiale, les chercheurs se sont penchés sur la synthèse de gaz neurotoxiques, comme le gaz sarin. Ceux-ci sont des cousins des pesticides organophosphates. Le chlorpyriphos, qui ne pourra plus être utilisé en Suisse dès juillet 2020, fait partie de cette famille de pesticides.

Après la Seconde Guerre mondiale, c’est en effet pour l’agriculture que les connaissances issues de la chimie de synthèse ont été utilisées. C’est ce que l’on a appelé la «révolution verte», les agriculteurs ayant accès à de nouvelles substances pour protéger leurs cultures. En parallèle, le marché des substances chimiques a augmenté de manière exponentielle: médicaments, détergents, colorants, conservateurs, cosmétiques, etc. Tout un panel de substances synthétiques est venu améliorer notre quotidien.

Contrôler les risques

Cependant, dès les années 1960, des scientifiques s’inquiètent déjà des effets sur la nature et sur l’homme de l’utilisation de toutes ces nouvelles molécules. En effet, une fois émises dans l’environnement, elles peuvent créer des substances plus toxiques, ou encore agir en mélange. Rachel Carson a été la première à dénoncer les effets dramatiques que pouvaient générer les substances de synthèse. Elle a ainsi collecté et documenté des dizaines de cas de toxicité du pesticide DDT sur le vivant pour écrire son livre Silent Spring (1962). Ces études sont à l’origine de la première prise de conscience du public sur le risque de l’utilisation des substances chimiques. Elle a ainsi contribué à la mise en place des premières législations pour contrôler ces risques.

Près de trente ans plus tard, Theo Colburn, Dianne Dumanoski et John Petersonn Myers, dans leur livre Our Stolen Future (1996), mettent en évidence des effets inattendus de ces mêmes substances, ceci à des doses infinitésimales. Ce sont les substances appelées communément dans la presse des «perturbateurs hormonaux». Parmi elles, les additifs des plastiques comme le bisphénol A ou les phtalates, ou encore les substances ignifuges comme les PCB. Il y a de plus en plus de preuves que ces substances jouent un rôle dans le développement de maladies dites modernes comme l’obésité, le diabète, le cancer ou encore la baisse de qualité du sperme.

Or dans la crise du Covid-19 que nous traversons, plusieurs de ces maladies sont des facteurs aggravant l’action du virus. Il semble en effet que des personnes présentant un diabète ont plus de risque de développer une forme sévère de Covid-19. Un lien semble pouvoir être fait également fait avec l’obésité (Sheen 2020). Le risque que présentent les substances chimiques de synthèse pour le vivant n’est donc pas seulement un risque lié à une toxicité directe, mais bien le risque qu’elles jouent le rôle de cofacteur de stress pour l’organisme.

Dès le début de la crise du Covid-19 en Italie, des chercheurs de la société italienne de médecine environnementale, de l’Université de Bologne et de celle de Bari, ont émis l’hypothèse que la pollution de l’air, notamment le taux de particules fines, jouait un rôle prépondérant dans la pandémie de coronavirus, et notamment sur son impact en Italie (Setti et al. 2020). Ces particules sont émises par des sources diverses et variées. Cela va des fumées industrielles à la combustion automobile, en passant par la fumée de cigarette, ou même à la cuisson dans sa cuisine. Une grande partie d’entre elles sont notamment émises par les chauffages des maisons.

Des chercheurs allemands ont montré, en utilisant des modèles, que la pollution de l’air entraînait une mortalité prématurée de 8,8 millions d’habitants par an. Ceci certainement encore aggravé en présence d’un virus (Lelieveld et al. 2020). Mais les substances chimiques n’ont pas uniquement des effets sur l’être humain. L’IUCN (International Union for Conservation of Nature) le martèle depuis plusieurs années, la biodiversité est en chute libre partout autour du monde. De nombreuses études ont montré un lien avec les substances chimiques présentes dans l’environnement, comme les pesticides. Et les effets toxiques des substances chimiques pourraient être amplifiés par les changements climatiques puisque les organismes vivants seront soumis à un double stress; ils devront s’adapter à des changements de leur milieu (en terme de température, humidité, nourriture disponible) et en même temps faire face aux polluants toxiques.

De plus, notre impact sur la biodiversité, et donc sur la faune sauvage, semble être un facteur aggravant pour le développement de pandémies futures. En effet, le virus Covid-19 appartient aux zoonoses, des maladies qui relient les animaux sauvages, les animaux domestiques et les humains. La fragmentation du paysage et l’emprise de l’homme sur la nature perturbe les chaînes alimentaires. Les contacts entre la vie sauvage et les activités humaines sont donc plus étroits avec le risque que des maladies se transfèrent à l’être humain plus facilement. Dans une tribune récente dans la presse, j’ai, avec 120 autres chercheurs, plaidé pour que la crise écologique soit urgemment prise au sérieux pour éviter d’autres pandémies.

En résumé, les substances chimiques de synthèse contribuent à la baisse de la biodiversité et à une péjoration de la santé humaine, deux aspects importants qui jouent un rôle en temps de pandémie.

Alors? Dans le monde d’après? Faut-il interdire les substances chimiques de synthèse? La réponse n’est pas si simple.

Une question d’équilibre

Prenons l’exemple des médicaments. La crise du Covid-19 a conduit à une utilisation massive de médicaments et à une recherche accélérée du traitement optimal. De nombreuses personnes étaient favorables à ce que des substances soient mises sur le marché avec des essais cliniques rapides. Sans tenir compte des effets de ces substances sur l’environnement par exemple. Or on le sait, les médicaments absorbés par les humains se retrouvent en grande partie dans l’urine, puis dans les eaux usées, et enfin dans les cours d’eau. Avec en bout de chaîne un risque pour la qualité de notre eau potable. Cependant, il paraît inconcevable d’interdire des médicaments en raison d’effets sur la biodiversité ou sur la qualité de l’eau potable. Et que dire des désinfectants bactéricides qui jouent un rôle clé dans les gestes barrière pour la propagation du Covid-19?

Prenons un autre exemple, celui des pesticides. La corne de l’Afrique fait actuellement face à une invasion de criquets pèlerins qui détruisent les récoltes et menacent de famine la population de dix-huit pays africains. L’utilisation de pesticides semble la seule arme pour faire face à cette catastrophe. La solution, pour le monde de demain, semble donc certainement de trouver un équilibre entre utilisation et interdiction des substances chimiques. Qu’est-ce que cela signifie concrètement?

J’aime beaucoup la campagne qui a été lancée par les cantons suisses il y a quelques années et qui s’appelait «Doucement la dose». Avec trois règles, 1) Choisir des produits plus naturels, 2) Doser au plus juste, 3) Se passer des substances inutiles.

Ce dernier point me semble particulièrement pertinent. En effet, nombre de produits contiennent des substances qui ne sont pas directement utiles et qui polluent l’environnement, parfois sur le très long terme. Citons par exemple les colorants contenus dans les produits de nettoyage des toilettes qui sont souvent très toxiques, les désodorisants d’air intérieur, souvent allergisants, les perfluorés utilisés comme agents perlant dans les vêtements et les tissus, si persistants dans l’environnement que certains d’entre eux sont maintenant interdits dans le cadre de la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants. La liste est longue!

Je pense également que le principe de précaution pourrait être appliqué plus rapidement. Dans son excellent livre, Henri Boullier (2019) montre d’ailleurs comment l’industrie fait pression pour éviter de retirer des substances problématiques du marché. Un bon exemple est pour moi le dioxyde de titane. Cet additif (E171) utilisé dans l’alimentation est suspecté de créer des lésions au niveau de l’intestin, lésions qui pourraient conduire à des cancers comme le soulignait Le Monde en 2017 déjà. Et aussi à des pathologies qui seraient des facteurs aggravants en cas d’exposition à des virus?

L’émission A Bon Entendeur y a consacré un excellent reportage début décembre 2019. Le dioxyde de titane a été classé comme cancérigène probable par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) en 2006 déjà. Les enfants y sont particulièrement exposés car il est présent dans les bonbons. Il est aussi présent dans les dentifrices qui sont souvent avalés au lieu d’être recrachés. La France l’a interdit comme additif dès le 1er janvier 2020. Ce n’est pas à l’ordre du jour en Suisse.

Le dernier point que je voulais souligner concerne l’élimination des substances chimiques. En Suisse, nous avons fait le choix d’équiper les stations d’épuration de procédés avancés pour traiter les substances chimiques. Au vu de l’utilisation des médicaments pendant cette pandémie, cela semble plutôt une bonne idée, sachant, comme je l’ai mentionné précédemment, qu’on les retrouve dans les eaux usées. Mais ces traitements ont un coût, que certains contestent. Or ce coût est simplement le coût de traitement de nos déchets, si on ne veut pas les retrouver plus tard dans notre eau du robinet par exemple.

Les substances chimiques jouent donc un rôle non négligeable dans la péjoration de l’état de l’environnement qui nous entoure. Longtemps, on a pensé qu’elles avaient un effet sur les espèces vivantes, mais que nous, humains, cela ne nous concernait que peu. Or l’homme est inclus dans son environnement et sa santé en dépend. Un nouvel axe de recherche est d’ailleurs né, qui s’appelle «One Health». Dans le monde d’après, il est impératif de repenser notre lien à la chimie et de donner plus de place aux intérêts de la santé, humaine et environnementale.

Bibliographie

H. Boullier, Toxiques légaux, Paris, La Découverte, 2019.

R. Carson, Silent Spring, Cambridge, Houghton Mifflin 1962.

T. Colborn, D. Dumanoski, J. P. Myers, Our Stolen Future: Are We Threatening Our Fertility, Intelli-gence, and Survival? A scientific Detective Story, NY, The hardback, 1996.

J. Lelieveld et al., «Loss of Life Ex-pectancy from Air Pollution Compa-red to Other Risk Factors: a Worldwide Perspective» in Cardio-vascular Research, vol. 116, 2020. https://academic.oup.com/cardiovascres/article/doi/10.1093/cvr/cvaa025/5770885

Setti et al., «Position paper. Relazione circa l’effetto dell’inquinamento da particolato atmosferico e la diffusione di virus nella popolazione», 2020. https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-35178-covid-19.pdf

André J. Scheen, «Obésité et risque de Covid-19 sévère» in Revue Médicale Suisse, vol. 16, 2020. https://www.revmed.ch/RMS/2020/RMS-N-695/Obesite-et-risque-de-COVID-19-severe

«Doucement la dose». https://www.energie-environne-ment.ch/fichiers/micropolluants/micropolluants_prospectus.pdf

Pierre Le Hir, «Alerte sur les dangers du dioxyde de titane E171, un additif alimentaire très courant » in Le Monde, 20 janvier 2017. https://www.lemonde.fr/sante/article/2017/01/20/alerte-sur-les-dangers-du-dioxyde-detitane-un-additif-alimentaire-tres-courant_5066297_1651302.html

RTS, A Bon Entendeur, émission du 19 novembre 2019. https://pages.rts.ch/emissions/abe/10765753-e171-e551-vous-reprendrez-bien-quelquesadditifs.html

Nicolas Bourquin, « La prochaine pandémie est prévisible, il est temps de prendre au sérieux la crise écolo-gique » in Le Temps, 5 mai 2020.


Bifurquer après le tumulte

«Avec la pandémie du Covid-19, la conscience d’une crise complète des écosystèmes a gagné des pans entiers de la société, sans pour autant provoquer pour l’heure les changements nécessaires.» Face à ce constat doux-amer, une cruciale interrogation: «qu’apprendre de cette période si particulière pour anticiper les défis auxquels est confrontée l’humanité?» A travers les réflexions portées par plus de cinquante auteur.e.s de Suisse romande, autant de domaines de compétences et une grande diversité d’approches, le livre collectif Tumulte postcorona – Les crises, en sortir et bifurquer (Editions d’En bas) postule un nécessaire changement de cap, au fil de quelque 300 pages livrées dans l’urgence. «Parce qu’il ne fallait pas laisser s’évaporer la capacité du virus de pulvériser les certitudes et de réveiller les consciences.» Coordonné et préfacé par Anne-Catherine Menétrey-­Savary, Raphaël Mahaim et Luc Recordon, l’ouvrage couvre une vaste gamme thématique – institutions, lien social, économie, alimentation, agriculture, sciences, santé, solidarité internationale, écologie… Avec, en leitmotiv, un plaidoyer pour le futur: «orienter l’après coronavirus vers plus de justice sociale et de respect de l’environnement». Et, à la clef, des propositions embrassant de nouvelles perspectives. CO

Evénements dans le cadre du «Livre sur les quais», à Morges: ve. 4 septembre à 14h, La Coquette. Vernissage et performance par Pascal Cottin. Discussion avec Jacques Dubochet, animée par Anne-Catherine Menétrey-Savary et Luc ­Recordon. Di. 6 septembre, croisière de 14h05 à 15h20. Présentation du livre par Dominique Bourg, Sophie Swaton et Raphaël Mahaim.

Notre invitée est écotoxicologue, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, spécialiste du risque des substances chimiques sur l’environnement. Sa contribution est tirée de Tumulte postcorona – Les crises, en sortir et bifurquer, A.-C. Menétrey-Savary, R. Mahaim, L. Recordon (eds) et alii, Editions d’En bas, Lausanne, août 2020.

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