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Qu’est-ce qu’un best-seller?

Dans Faire l’auteur en régime néo-libéral. Rudiments de marketing littéraire, un essai à paraître fin août chez Slatkine, Jérôme Meizoz décrit les liens entre la création littéraire et les processus industriels et s’interroge sur le nom d’auteur comme «marque» commerciale.
Qu’est-ce qu’un best-seller?
Jérôme Meizoz: «Actuellement, le ‘polar régional’, genre hybride qui situe une intrigue policière sur la carte d’une région, jouit d’une grande faveur.»; Salon du Livre de Genève, avril 2018. KEYSTONE
Industrie culturelle

Peut-on faire l’histoire du best-seller comme phénomène éditorial?1>Voir Olivier Bessard-Banquy, L’industrie des lettres, Pocket, 2012 et La fabrique du livre. L’édition littéraire au XXe siècle, Presses universitaires de Bordeaux, 2016. Depuis les années 1830, la littérature évolue dans l’orbite des industries culturelles, suivant le modèle de la presse quotidienne. Une partie de la production littéraire s’est ainsi alignée sur le journalisme, comme en témoigne l’immense succès du roman-feuilleton popularisé par Eugène Sue dans Les Mystères de Paris (1842). Aux Etats-Unis, le best-seller désigne, depuis la fin du XIXe siècle, les ouvrages figurant dans les listes, hebdomadaires, des meilleures ventes. En France, le terme ne s’est imposé qu’à la fin des années 1950, quand Robert Laffont a créé la collection «Best-sellers» consacrée à la traduction de succès américains. En 1975, la chaîne télévisée TF1 crée un magazine animé par Christiane Collange et Jean Perniot, Best-seller, en vue d’éclairer le phénomène. Diverses personnalités sont interrogées sur la question: «Qu’est-ce qui fait le succès d’un livre?». De nos jours, la plupart des magazines professionnels comme Livres Hebdo, des hebdomadaires à large spectre et même la presse quotidienne (Le Matin Dimanche, Le Temps) proposent de telles listes, classées en général par genres.

Mais ce n’est qu’après 1945 qu’une véritable logique industrielle s’élabore, ayant pour but de maîtriser et reproduire les paramètres du succès de librairie. Une distinction est maintenue dès lors entre les ouvrages de fonds «à rotation lente» (classiques, usuels, genres expérimentaux, etc.) et les best-sellers. Si le modèle industriel est ancien, quelque chose de nouveau s’observe depuis les années 1980: de tels processus se taillent désormais la part du lion dans les choix éditoriaux, comme l’ont montré André Schiffrin (L’argent et les mots, 2010) et Lionel Ruffel (Brouhaha, 2016). Dans une chaîne du livre frappée d’incertitude quant à la viabilité (marchande et esthétique) des nouveaux produits, la manière d’évaluer et de sélectionner les ouvrages littéraires prend un tour décisif. Autrement dit le statut des traditionnels évaluateurs (critique littéraire, université, école, prix), se trouve profondément modifié, suscitant au passage des polémiques virulentes.

Le phénomène se confirme dans l’édition et la librairie: face à la crise du livre, les éditeurs répondent par une multiplication des titres et une diminution des exemplaires. Autrement dit, on lance plus d’ouvrages sur le marché, avec un gros pourcentage d’échecs commerciaux, en espérant, comme au feu d’artifice, l’ultime fusée qui illuminera toute la saison éditoriale. Le travail de visibilité autour des livres est devenu central, photos, trailers, influenceurs sur les réseaux sociaux, etc. Les livres s’ajustent aux exigences de la vidéosphère, calquées elles-mêmes sur des logiques industrielles qui relèguent au second plan les argumentations en termes de valeur littéraire (ou, pour être plus précis, qui redéfinissent celle-ci selon d’autres critères). En concurrence pour accéder à des médias culturels traditionnels en décrue (notamment la presse sur papier), les éditeurs mobilisent internet et les réseaux sociaux, dont le modèle viral touche des publics nouveaux.

Depuis les années 1990, les logiques néolibérales ont pénétré l’ensemble de la chaîne du livre, qui s’est concentrée suite à de nombreuses fusions, dans quelques méga-groupes éditoriaux privés. Les économistes parlent alors d’un «oligopole à franges»2>Olivier Donnat, «Evolution de la diversité consommée sur le marché du livre, 2007-2016», in Culture Etudes, n° 3, 2018, pp. 1-22.: en France, la montée de mastodontes éditoriaux (Hachette, Editis, Madrigall) accompagne clairement «une accentuation de la best-sellerisation», selon Donnat. Elle s’accompagne aussi de l’affaiblissement de la production médiane et de la marginalisation des formes expérimentales valorisées jadis par les avant-gardes. A cette évolution, nombre d’anciens défenseurs des avant-gardes, comme Philippe Sollers, ont réagi par une adaptation de leur dispositif d’écriture vers une plus grande lisibilité. D’autres, comme Jean-Marc Lovay, n’ont fait aucune concession à ces attentes, au nom de leur conception exigeante du métier. Il est significatif, à mon sens, que Pierre Guyotat, symbole de l’avant-garde des années 1960 (Tombeau pour cinq cent mille soldats, 1967) ait obtenu le Prix Médicis 2018 pour un roman autobiographique, Idiotie, présenté par Le Monde comme «l’un [de ses] textes les plus accessibles» et désormais publié chez un éditeur de tradition commerciale, Grasset.

Selon Olivier Donnat (2018), entre 2007 et 2016, le nombre de nouveaux auteurs a augmenté de 36%, de même que sont apparues de nombreuses petites maisons d’édition, mais on assiste à un émiettement global des ventes avec une diminution d’un tiers du nombre moyen d’exemplaires vendus par livre. La production dit médiane (ouvrages vendus entre 10’000 et 99’000 exemplaires, susceptibles d’assurer un revenu professionnel aux auteurs), s’est quant à elle affaissée de 15%. Dans le même temps, la part des ventes des ouvrages à très grand succès a continué d’augmenter pour atteindre les 38%.3>Macha Séry, «Des livres par-dessus le marché», Le Monde, 9 novembre 2018.

Aux grands groupes éditoriaux qui se partagent une large part du marché, s’ajoute l’émergence de nombreuses maisons d’édition de petite taille dont la survie est limitée et qui contribuent à multiplier l’offre en librairie sans pour autant parvenir à développer leurs ventes. Nombre de celles-ci tendent à se replier sur des niches thématiques ou communautaires, liées à des publics spécifiques (comme les presses universitaires, la littérature religieuse ou ésotérique, etc.). D’après les chiffres de Donnat, l’immense majorité des nouvelles publications de ces petites maisons n’atteignent pas les 100 exemplaires vendus…

Si les ventes de littérature générale se maintiennent globalement depuis 2007, malgré un reflux sensible des «forts lecteurs» et l’impact de la numérisation, c’est par un jeu de rééquilibrages internes au secteur: le recul de ventes des classiques (ouvrages publiés avant 1900) se trouve compensé par le succès de romans contemporains désignés comme feel good books et liés au secteur en expansion du «développement personnel» ou «bien être», mais aussi de genres de niche comme le «polar régional».

La vogue du «polar régional»

Après un long discrédit lié à sa récupération politique par le régime de Vichy, la littérature «régionale» connaît de grands succès, en France, portée par le réseau des six cent Maisons de presse et par le club France-Loisirs qui compte deux millions d’adhérents4>Clara Bamberger, «Ces best-sellers de nos régions», Le Monde, 28 avril 2017.. Ainsi l’Ecole de Brive (Claude Michelet, Denis Tillinac, Michel Peyramaure), ainsi baptisée dans le sillage du succès du roman Des grives aux loups (1979) de Claude Michelet, est liée à la Foire du livre de Brive-la-Gaillarde qui attribue le prix Terre de France, alliant gastronomie et de littérature de terroir. Christian Signol, lauréat du prix des Maisons de la presse 1997, a ainsi publié une quarantaine de romans sur le Quercy et écoulé plus de trois millions d’exemplaires depuis 1984. Les trois premiers volumes des «enquêtes de Bruno Courrèges», situés en Dordogne et signés par Martin Walker aux éditions du Masque, ont été vendus à 2,5 millions d’exemplaires.

Actuellement, le «polar régional», genre hybride qui situe une intrigue policière sur la carte d’une région, jouit d’une grande faveur5>Frédéric Mounier, «Le polar régional détrône le roman de terroir», Le Monde, 24 mars 2015.. On en aurait plusieurs exemples en Suisse: procureur cantonal, le juge Nicolas Feuz a commencé par autoéditer ses polars situés à Neuchâtel, avant de signer Le Miroir des âmes (2018) avec une maison parisienne. De son côté, inspiré de la vogue du polar nordique, Marc Voltenauer (ancien responsable des ressources humaines en entreprise) situe ses intrigues dans les préalpes vaudoises. Son site internet propose une rubrique «Découvrez les lieux» où des photos et vidéos ancrent les intrigues dans la région de Gryon. En citant des espaces connus des lecteurs, le romancier s’assure un public heureux d’y retrouver son monde familier, à la fois transfiguré par l’intrigue et ennobli par l’objet-livre. Le procédé assure un puissant effet de reconnaissance et de fierté et stimule les ventes par bouche-à-oreille: Le Dragon du Muveran (2015), selon le site de l’auteur, dépasse les 50’000 exemplaires vendus. La parution de chaque ouvrage s’accompagne d’une savante promotion ainsi que d’un packaging calqué sur le monde du cinéma: Voltenauer a commercialisé en épicerie un triopack comprenant Le Dragon du Muveran, une bouteille de vin et une boîte de chocolat à l’effigie du roman. L’Enigme de la chambre 622, de Joël Dicker, se déroule en Suisse, entre la très chic station de Verbier et la non moins chic Genève: la couverture du livre superpose les cimes blanches et le célèbre jet d’eau. Et l’auteur a déjà promis la boîte de chocolats à l’effigie de son livre…

Notes[+]

Notre invité est professeur associé de littérature française à l’Université de Lausanne et écrivain. Auteur de La littérature «en personne». Scène médiatique et formes, Slatkine, coll. «Erudition», 2016. Son essai, Faire l’auteur en régime néo-libéral. Rudiments de marketing littéraire paraît chez Slatkine le 25 août.

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