Alvaro Uribe n’est plus intouchable
«La privation de ma liberté me cause une profonde tristesse, que ce soit pour ma femme, ma famille, et tous les Colombiens qui croient toujours que j’ai fait quelque chose de bien pour la Patrie.» Mardi 4 août, ce tweet envoyé par l’ex-président et sénateur colombien Alvaro Uribe tombe comme un coup de tonnerre sur un pays confiné depuis le mois de mars pour cause de pandémie. Peu après, la salle d’instruction de la Cour suprême colombienne confirme l’assignation à résidence d’Uribe, pour «fraude procédurale», «subornation de témoins» et «risque d’entrave à la justice».
Pour spectaculaire que soit cette annonce, elle s’inscrit dans un bras de fer politico-juridique qui oppose depuis neuf ans Alvaro Uribe au sénateur de l’opposition de gauche du Polo democratico, Ivan Cepeda.
Le plaignant sur le banc des accusés
Tout commence en septembre 2011, quand Ivan Cepeda remet au Parquet colombien les déclarations de deux ex-paramilitaires: ils affirment qu’Alvaro Uribe et son frère Santiago ont participé à la fondation des Autodéfenses unies de Colombie, l’organisation qui regroupe tous les fronts paramilitaires. Début 2012, Uribe porte plainte et accuse Cepeda de faux témoignages.
Peu après, lors d’un débat parlementaire, Cepeda rend publics de nouveaux témoignages qui accusent Santiago Uribe d’avoir créé un groupe paramilitaire, les «Douze apôtres». Il réclame aussi des éclaircissements quant à la responsabilité du clan Uribe dans plusieurs massacres survenus dans la région de Medellin à la fin des années 1990. Puis, en septembre 2014, au Sénat, Cepeda rend public le contenu des déclarations remises au parquet en 2011. Uribe va alors ajouter au dossier de la plainte de 2012 des enregistrements audio visant à prouver que Cepeda a manipulé ses témoins.
La Cour suprême, elle, instruit le dossier, jusqu’à un premier rebondissement: en février 2018, les juges clôturent l’instruction contre Ivan Cepeda pour ouvrir une enquête contre le plaignant, dorénavant lui-même accusé de manipulation de témoins. Deux ans plus tard, l’assignation préventive à résidence d’Uribe marque un pas décisif vers la tenue de son futur procès. L’instruction a documenté tout un système de sabotage de la justice, qui implique même les assistants parlementaires du sénateur Uribe. Plusieurs autres personnes sont mises en examen, dont son avocat, Diego Cadena.
Une polarisation politique intensifiée
La contre-attaque du Centre démocratique, parti fondé en 2013 par Uribe et qui a mené l’actuel président Ivan Duque à la tête de la Colombie, est immédiate: les uribistes réclament une assemblée constituante pour se débarrasser des hautes cours de justice, dont la Cour suprême, et mettre fin à la JEP (Juridiction spéciale pour la paix), la justice transitionnelle des accords de paix de 2016.
Quant au président Duque, il oublie les principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la justice en affirmant qu’il croira «toujours» en «l’innocence et l’honorabilité» d’Uribe. Certains secteurs économiques traditionnellement proches du sénateur, à l’image des grands propriétaires terriens, lui réaffirment leur soutien sans faille.
L’opposition du Polo, des Verts et de la Farc répète que «nul n’est au-dessus de la loi», en se gardant de tout triomphalisme: en effet, ces développements intensifient la polarisation politique, dans un contexte où la pandémie aggrave la situation économique et sociale, et accélère une reconfiguration du conflit armé.
Dans l’immédiat, Alvaro Uribe devrait être suspendu de ses fonctions de sénateur. Son absence va affaiblir le Centre démocratique, parti présidentiel dont il est resté le leader incontesté et qu’il continuait jusqu’à présent à contrôler.
Et des accords de paix fragilisés
Or le moment est critique: le vendredi 7 août, Duque a passé le cap de son mi-mandat. Les deux années qui viennent seront dominées par la situation catastrophique d’une Colombie post-pandémie. A cette crise économique et sociale, le président Duque risque d’ajouter une crise démocratique: pour contenir les extrémistes de son parti, il vient de réaffirmer son intention de réformer la justice. S’il n’attaque pas de front la JEP, il veut lui aussi abroger les quatre hautes cours qui sont autant de contre-pouvoirs à l’exécutif dans le cadre de la Constitution de 1991, négociée par l’ex-guérilla du M-19 et l’Etat colombien.
Pendant ce temps, les uribistes, eux, renvoient dos à dos les membres du parti Farc qui, grâce à la JEP, siègent librement au Congrès, et l’homme politique qui, les ayant combattus, est aux arrêts domiciliaires. Cet argument fallacieux n’empêchera pas la tenue d’un procès contre Alvaro Uribe, mais il risque de miner un peu plus l’application chancelante des accords de paix de 2016.