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Gouverner les pauvres

Durant la crise du coronavirus, les services d’aide sociale «n’ont guère pris de mesures d’urgence», contrairement à d’autres institutions publiques comme les hôpitaux, les écoles ou les assurances sociales. L’aide reçue est soumise à de sévères contraintes et plusieurs groupes sociaux en restent exclus. Eclairage de Véréna Keller, professeure honoraire HETS Lausanne.
Gouverner les pauvres
Véréna Keller: «L’aide sociale est restée en retrait durant la crise du coronavirus»; Lausanne, mai 2020. KEYSTONE
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La crise du nouveau coronavirus met au jour et exacerbe des mécanismes qui lui préexistent. L’aide sociale ne fait pas exception. Elle est chargée d’assurer le droit constitutionnel à un minimum vital à toute personne en détresse. Elle assure cette tâche depuis des décennies, malgré un climat politique souvent hostile. Les services d’aide sociale sont présents dans toutes les communes ou régions suisses. Ils disposent d’un personnel formé, de fonds publics et d’outils pour attribuer des aides financières et personnelles.

On pouvait dès lors s’attendre à ce que l’aide sociale se positionne en toute première ligne pour venir en aide aux personnes touchées par la crise du Covid-19. On pouvait supposer que le nombre de personnes qui s’y adressent explose. On pouvait penser que, devant l’urgence et la multiplication des besoins, les procédures soient simplifiées et les prestations élargies à l’instar des millions d’aide fédérale aux petites et moyennes entreprises, au tourisme, à l’aviation, au sport, etc.

Or, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées.

A fin juin 2020, le nombre de personnes recevant une aide sociale n’a que très faiblement augmenté (+1,9% comparé à 2019, Suisse, monitoring CSIAS), alors que le nombre de personnes inscrites à l’assurance chômage a fait un bond de +55% comparé à 2019 (fin juin, Seco). La faible augmentation s’explique, en partie, par le fait que l’aide sociale n’intervient qu’en dernier ressort lorsque toutes les autres aides sont épuisées. Une augmentation peut donc encore venir. Deux éléments s’ajoutent: d’abord, demander des prestations d’aide sociale est souvent vécu comme stigmatisant et humiliant et implique une démarche administrative lourde. Ensuite, les autorités d’aide sociale n’ont guère pris de mesures de crise pour simplifier voire étendre l’accès aux prestations comme l’ont fait rapidement les assurances chômage et perte de gain.

Lent, lourd et bureaucratique

Une seule exception (à ma connaissance): le canton du Jura a accordé un montant supplémentaire de 15% durant trois mois à l’ensemble des bénéficiaires et ceci sans justification détaillée. Quant à la Conférence suisse des institutions d’aide sociale (CSIAS), elle a recommandé au tout début de la crise d’octroyer des prestations rapidement dans les situations urgentes, même si tous les documents ne sont pas encore réunis et, en outre, de verser les suppléments convenus même si l’activité qui y donne droit ne peut être effectuée (recommandation 20.3.). A fin mai déjà, ces deux ouvertures seront supprimées et l’obligation de rechercher un emploi reprendra (recommandation 29.5.).

L’accès aux prestations d’aide sociale reste compliqué durant la crise. Deux exemples. Le site de l’Aide sociale de Bâle-Ville annonce des délais d’attente et sollicite la compréhension des demandeurs à ce propos (12.6). Le site de l’Hospice général, chargé à Genève d’octroyer l’aide sociale, se limite au début de la crise à préciser qu’aucun paiement ne sera bloqué même à cause de documents manquants, que les prestations seront délivrées dans les délais habituels et que les nouvelles demandes d’indépendants nécessitent de longs entretiens (9.4.). Fin mai, ce même site présente une fenêtre «Covid-19, êtes-vous dans le besoin? N’hésitez pas à nous contacter!». Or les documents minimums à apporter – copies des derniers revenus et décomptes bancaires des trois derniers mois – sont difficiles à réunir durant le confinement. Début juillet, le site ne mentionne plus la crise du Covid-19. A ce moment, des témoignages font état d’un délai d’attente de plusieurs semaines pour un premier rendez-vous.

La charité remplace le droit

Demander une aide sociale reste donc une démarche compliquée, longue et éprouvante aussi en période de crise. Il en va tout autrement de l’aide aux PME. La Confédération débloque dès les premières semaines de la crise, fièrement et avec grand bruit médiatique, 40 milliards de crédits transitoires aux PME en annonçant que cette aide sera versée «rapidement et de manière non bureaucratique». Pari tenu: En trois jours, travaillant samedi et dimanche, l’UBS chargée comme d’autres banques suisses d’allouer cette aide, a reçu 15 000 demandes traitées «en 10 minutes dans le meilleur des cas» (Le Courrier 31.03.20). Quelques jours plus tard, en Suisse, 76’000 demandes pour une moyenne de 188’000 francs auront été traitées. Ueli Maurer rit: cela fait un cautionnement toutes les quatre secondes (Tribune de Genève 04.04.20).

Si donc l’aide sociale est restée en retrait durant la crise du coronavirus, d’autres modèles d’aide individuelle ont été fortement médiatisés: l’aide alimentaire directe. La Suisse entière s’est émue des images de longues files de personnes attendant un colis alimentaire d’une valeur de 20 francs ou un peu plus, à Genève et ailleurs. Ces actions ont pu alerter l’opinion publique qui ignorait la pauvreté en Suisse. Elles ont aussi pu permettre à des habitant-e-s de se montrer solidaires individuellement. Ce modèle d’aide pose toutefois de nombreuses questions: Comment les personnes sont-elles informées de cette action? Pendant combien de jours un colis permet-il de vivre? Pourquoi de si longues attentes? Comment est légitimé ce retour à l’aide en nature, considérée comme désuète et humiliante et abandonnée par l’aide sociale dès les années 1960 ou par la Ville de Genève qui ferme ses magasins de fruits et légumes pour pauvres en 1978? Pourquoi certains groupes de personnes sont-ils réduits aux colis alimentaires avec pâtes et savons, alors que les étudiant-e-s, ou les chômeurs, ou les commerçant-e-s, reçoivent des aides en argent?

Le message me semble clair et fort. Les personnes recevant les colis alimentaires ne sont pas considérées comme des citoyens et citoyennes respectables. Elles sont considérées comme incapables de gérer de l’argent – c’est la raison pour laquelle on leur distribue de la nourriture. Elles ne sont pas dignes de confiance – sinon on leur attribuerait les secours aussi aisément qu’aux entreprises. Elles doivent rester pauvres – sinon on déploierait d’autres moyens. Elles sont humiliées par des aides partielles et incertaines. Des procédures particulières leur sont ­appliquées.

Ces pratiques révèlent et renforcent une tendance à l’aide d’urgence au détriment du droit. Le sociologue et médecin Didier Fassin constate, en France dès les années 1990, des nouvelles politiques sociales désormais «fondées sur l’humanitaire et la compassion et non plus sur la justice sociale et l’égalité». Elles permettent «d’afficher une préoccupation publique qui relève toutefois de la sollicitude plutôt que de la solidarité» (Des maux indicibles indicibles: sociologie des lieux d’écoute, 2004, p.184). Ce «traitement compassionnel de la question sociale» fonde sans doute certaines décisions récentes en Suisse: le canton de Fribourg accorde un million «aux plus démunis» qui «rechignent souvent à recourir à l’aide sociale»; le fonds sera géré par les œuvres d’entraide. Genève invente des aides spécifiques pour personnes sans statut légal, et le Jura décide d’un fonds d’aide d’urgence également géré par les œuvres d’entraide. Tant mieux pour les personnes concernées? Pas sûr. Ces choix politiques ne sont pas innocents. L’aide d’urgence et la charité sont peu onéreuses et déploient un effet de domination et de distance sociale ­prononcé.

Dans un Etat de droit capable de débloquer des milliards pour aider «l’économie», le minimum de la décence ne serait-il pas de réformer l’aide sociale, de la rendre accessible à toutes et tous et d’en augmenter les prestations? En attendant l’instauration d’un salaire minimum et de loyers abordables, éléments d’une véritable solidarité ­sociale.

L’aide sociale en Suisse

L’aide sociale est un droit humain fondamental. Elle se fonde sur l’article 12 de la Constitution: «Quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine». L’aide sociale assure un minimum vital social à titre subsidiaire en remplaçant, en avançant ou en complétant des ressources manquantes. Les bénéficiaires sont tenus de tout mettre en œuvre pour retrouver leur autonomie financière.

En 2018 (derniers chiffres complets), l’Office fédéral de la statistique (OFS) décompte 275’000 bénéficiaires à qui est versée une aide mensuelle moyenne de 860 francs. Près d’un tiers des bénéficiaires sont des enfants, la moitié vit seule, et plus d’un quart des bénéficiaires adultes a un emploi. La durée de l’aide est inférieure à un an pour la moitié des personnes.

Recevoir des prestations d’aide sociale peut impliquer le refus du titre de séjour, soit la non-entrée en Suisse ou l’expulsion. Actuellement, l’autorité fédérale recommande à ce propos de «tenir compte» du fait que l’aide sociale était occasionnée ou prolongée par la pandémie et ses conséquences afin de ne pas prétériter les personnes (SEM, Directive 2, Mise en œuvre de l’ordonnance 2 Covid-19, 16.4.2020). La CSIAS diffuse cette information.

Pour mettre en œuvre l’aide sociale, de compétence cantonale, les cantons se réfèrent aux «Normes CSIAS», établies par la Conférence suisse des institutions d’aide sociale (CSIAS), l’association professionnelle nationale de référence. Pour 2020, la CSIAS recommande pour les besoins de base d’une personne seule un montant mensuel de 997 francs (2134 francs pour une famille de quatre personnes), à quoi s’ajoutent le loyer (plafonné), les frais professionnels et de santé de base ainsi que diverses prestations ponctuelles. Ce montant ne couvre pas les besoins vitaux comme l’ont démontré plusieurs études1>cf. skos.ch/fr/publications/etudes/. Pour comparaison, le salaire mensuel brut médian en Suisse est de 6538 francs en 2018, selon l’OFS. VKR

Notes[+]

Notre invitée est professeure honoraire à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne HES-SO, et vice-présidente AvenirSocial Travail social Suisse.

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