Repenser la mondialisation au plus vite
En quelques mois, un virus venu de Chine a mis le monde à genoux. Surnommé à juste titre le virus de la mondialisation, il s’est répandu comme une traînée de poudre aux quatre coins de la planète, essentiellement à la faveur des voyages en avion et en bateau. D’aucuns avancent même que certains pays, comme la Grèce, ont été relativement épargnés non seulement en raison de leur bonne gestion de la crise, mais aussi parce qu’ils sont peu intégrés dans les chaînes mondiales de valeur; tandis que d’autres, comme l’Italie, ont payé un tribut très lourd car fortement globalisés (et liés économiquement à Pékin).
Quoi qu’il en soit, le «grand confinement» de la moitié de l’humanité va avoir des conséquences incalculables sur l’économie mondiale, comparables à la grande dépression de 1929.
Sans surprise, cela a des conséquences très problématiques pour les pays en développement et les pays émergents. Pour donner un exemple, l’économiste tunisien Sami Saya 1> Cf. Sami Saya, tribune, «Impacts et opportunités de la crise pour l’économie tunisienne», webmanagercenter.com, 25 avril 2020., s’appuyant sur le FMI, prévoit que la Tunisie va essuyer la pire crise économique depuis l’indépendance de 1956. Dans ce pays très ouvert sur l’extérieur, le tourisme va être l’un des secteurs les plus touchés. Le président de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH), Khaled Fakhfakh, déclarait le 21 avril que si l’espace aérien restait fermé après le déconfinement, la saison touristique 2020 serait fortement compromise – alors même que le tourisme pèse, selon les estimations, entre 8% et 14% du PIB, qu’il emploie près d’un actif sur dix et fait vivre 400 000 familles. Les touristes européens ne viendraient pas et les touristes locaux ne pourraient pas combler les pertes, d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes plombés par la crise.
Au lieu du tourisme
De l’autre côté de la Méditerranée, toujours plus de citoyens désireux de sauver la planète voient dans la crise du Covid-19 une opportunité sans précédent de protéger le climat. En commençant par ne pas remettre le pied dans un avion et passer les vacances au pays. L’intention est louable, nécessaire même dans le cadre du changement de paradigme de l’Agenda 2030 pour le développement durable, mais elle risque d’enfoncer encore davantage l’économie des pays (en développement) qui dépendent des touristes étrangers.
On objectera que ces pays ont été mal conseillés, qu’ils ont choisi un modèle de développement non durable et misé sur un secteur volatile par excellence, qui pâtit du moindre attentat, crise sanitaire ou prise de conscience écologique des Européens.
Bien avant la crise actuelle, le gouvernement tunisien l’avait parfaitement compris. La FIPA (Agence de promotion des investissements extérieurs) 2> http://www.investintunisia.tn/Fr/opportunites-deinvestissement_128_245 invite les investisseurs étrangers à investir dans des secteurs qu’elle juge «porteurs», à haute valeur ajoutée: composants automobiles, aéronautique, mécanique, électrique et électronique, services (comme les centres d’appel), plasturgie. Et dans des secteurs plus traditionnels, à forte intensité de main d’œuvre, comme le textile et l’habillement, l’agro-alimentaire, le cuir et les chaussures. Comme on le voit, le tourisme ne figure nulle part, mais cette transition va prendre du temps.
Le problème est que miser sur les investissements étrangers dans l’industrie d’exportation, ce n’est durable ni d’un point de vue environnemental, ni d’un point de vue économique, car c’est très sensible aux crises provoquées par des facteurs extérieurs. Lors de la crise économique mondiale qui a suivi la crise financière de 2008, les pays en développement et émergents ont été gravement touchés. Les pays qui – souvent sous la pression de la Banque mondiale et du FMI – ont poursuivi un modèle économique axé sur les exportations et se sont rendus fortement dépendants des investissements directs étrangers, ont été particulièrement affectés.
Ouvrières au chômage
Certes avec les appels à la dé-mondialisation et à la relocalisation de la production en Europe et dans les pays limitrophes, le textile et l’habillement dans les pays du Maghreb ont encore plus de potentiel qu’aujourd’hui. Mais ces secteurs sont fragiles car ils dépendent de la demande internationale. La preuve: si, dans les pays développés, beaucoup se sont réjouis du retour à la frugalité et de l’arrêt (temporaire) du consumérisme dus au grand confinement, la fermeture des magasins d’habillement a entraîné celle des usines textiles dans les pays de production, comme le Cambodge et le Bangladesh. Des millions d’ouvrières se sont retrouvées au chômage, la plupart du temps sans aucune couverture sociale. Elles sont passées d’un salaire de misère, qui oscille entre 150 et 200 dollars par mois – largement insuffisant pour couvrir les besoins essentiels, pour lesquels il faudrait au moins 500 dollars mensuels – à plus de salaire du tout, ce qui est encore pire.
Le cabinet britannique de conseil en gestion des risques Verisk Maplecroft a déclaré dans la NZZ am Sonntag 3>Ulrike Putz, «Die Macht der Mode», NZZ am Sonntag, 10 mai 2020. que les quelques améliorations des conditions de travail de l’industrie textile pour lesquelles les travailleurs se sont battus ces dernières années risquent d’être réduites à néant.
Là de nouveau, on peut reprocher à ces gouvernements d’avoir misé sur un modèle de développement axé sur les exportations – au Bangladesh, un pays fréquemment loué pour sa lutte contre la pauvreté et la crise climatique, 80% des devises proviennent de l’industrie textile. Et de s’être fait les complices de consommateurs, marques et sous-traitants avides, qui ne sont pas prêts à payer un peu plus pour un jeans et une paire de baskets, ce qui engendre une course vers le bas sur le dos des ouvrières.
Le coronavirus a montré la dépendance extrême de beaucoup de pays vis-à-vis de la Chine: 80% des principes actifs des médicaments vendus en Europe sont fabriqués dans l’Empire du Milieu, un pourcentage qui tombe à 27% pour la Suisse. L’arrêt brutal de la production et/ou la menace de relocalisation de certaines activités productives devrait pousser les gouvernements des pays en développement à se tourner vers un modèle économique plus endogène, axé sur le renforcement des capacités locales de production et le marché intérieur – mais c’est plus facile à dire qu’à faire et cela ne va pas se faire du jour au lendemain.
Enfin et surtout, un marché «intérieur» nécessite également une demande intérieure correspondante, c’est-à-dire une redistribution des revenus en faveur de la masse des personnes défavorisées qui, à l’heure actuelle, ne peuvent souvent se permettre ni les produits étrangers ni les produits nationaux.
Avions au sol
Autre secteur dont beaucoup ont salué l’arrêt: l’aviation. Avec quasiment tous les avions cloués au sol et les voitures et les camions au garage, la demande en pétrole a chuté à un niveau inégalé et le cours du baril américain (WTI) est même devenu négatif.
C’est une excellente nouvelle pour le climat. Mais le problème est que de nombreux pays en développement dépendent entièrement de l’exportation d’hydrocarbures: le Sud-Soudan, le Nigéria (où le pétrole représente 60% des recettes de l’Etat), l’Angola, l’Equateur (où c’est la principale source de revenu), l’Irak (qui pensait couvrir 95% de son budget par la rente pétrolière) l’Algérie, pour ne donner que quelques exemples, n’ont pas diversifié leurs économies ou n’ont rien d’autre à vendre. En Algérie, le pétrole et le gaz représentent la presque totalité des exportations et les trois-quarts des recettes publiques. Assis sur leur oreiller de paresse, les dirigeants n’ont même pas eu besoin de développer le tourisme, comme la Tunisie voisine dont la chance, diront certains, est d’être presque totalement dépourvue de matières premières.
Mais à l’aune de la révolution démocratique en cours (peut-être), l’Algérie s’est réveillée et a décidé de diversifier son approvisionnement énergétique et d’utiliser la rente pétrolière pour industrialiser le pays. Le gouvernement est sur le point de signer un accord avec l’Allemagne pour participer à Desertec, un gigantesque projet de production d’énergie solaire dans les déserts d’Afrique du Nord, qui a vu le jour en 2003 sous l’égide du Club de Rome, mais qui était au point mort. L’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement algérien en 2020 a relancé le projet.
La crise du Covid-19 a mis en lumière, de manière encore plus abrupte que la crise climatique, la vulnérabilité de notre monde globalisé. Un ajustement est nécessaire, une réorientation s’impose. Mais la transition doit être graduelle et gérée de façon démocratique pour que le remède, pour les pays en développement, ne soit pas pire que le mal.
Isolda Agazzi est Responsable du bureau romand d’Alliance Sud. Article paru dans la revue Global, n°76, Eté 2020, www.alliancesud.ch
Notes