L’image est trompeuse. Lorsque, dans son dernier communiqué( Voir le document du SEM: «Asile: statistiques du mois de mai 2020», 11.06.2020) sur les statistiques de l’asile, le Secrétariat d’Etat aux migrations indique que «les principaux pays de provenance des requérants d’asile dont les demandes ont été enregistrées au mois de mai sont l’Erythrée (102 demandes; +6 en comparaison avec le mois d’avril), l’Afghanistan (50 demandes; +24), la Syrie (48 demandes; +8)», personne ne peut imaginer que sur les 102 demandes érythréennes, 98 sont le fait de nouveau-nés, que 16 des 50 demandes afghanes ou 24 des 48 demandes syriennes correspondent juste à des naissances. Encore plus surprenant, ce ne sont pas seulement les enfants de demandeurs d’asile qui sont ainsi comptabilisés. Mais aussi ceux des réfugiés ou titulaires d’une admission provisoire établis en Suisse depuis des années! C’est l’une des surprises de notre enquête statistique. Car il y a d’autres bizarreries qui conduisent au final à surestimer depuis des années le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse. Avec des conséquences certaines sur le débat public et sur nos lois.

Les données chiffrées relatives aux mouvements migratoires constituent un élément-clé de la politique d’asile. L’actualité suisse regorge de projets de loi lancés à coup de slogans plus ou moins alarmistes dont l’objectif affiché est de «contrôler» et de «dissuader» les arrivées. Chaque soubresaut du nombre de demandes d’asile est vécu comme une situation inédite réclamant une réaction urgente. Or, il s’avère que ces «nouvelles demandes d’asile» sont largement surestimées: y sont en effet incluses les naissances d’enfants de réfugié-e-s, ainsi que les personnes ne passant pas par une procédure d’asile car venues dans le cadre d’un regroupement familial avec un proche, sur la base de la bonne intégration de ce dernier. Ces situations ne correspondent pas à l’image du «demandeur d’asile» que se font les citoyen-ne-s, les médias et les décideurs politiques. Or, si les chiffres sur lesquels se fondent les durcissements législatifs sont faussés, comment ne pas remettre en question le bien-fondé des mesures adoptées? Décryptage.

Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) a annoncé le 28 avril dernier qu’il publiait de nouvelles données décomposant les chiffres des «nouvelles demandes d’asile». Il distingue désormais:

• Les demandes primaires, c’est-à-dire les véritables arrivées en Suisse de personnes venues pour déposer leur demande d’asile;

• Les demandes dites «secondaires»: naissances, regroupements familiaux et demandes multiples¹>Est considérée comme une demande multiple toute demande formée dans les cinq ans suivant l’entrée en force d’une décision d’asile et de renvoi (Art. 111c LASi). Leur nombre est marginal.;

• Les relocalisations²>Quelque 1500 demandeurs/ses d’asile des hotspots grecs et italiens transférés en Suisse entre 2015 et 2017 dans le cadre d’un programme européen..

Ce sont les demandes «secondaires» qui nous intéressent ici et qui nous mènent de surprise en surprise à mesure que nous examinons ces données et que le SEM répond à nos interrogations.

Ainsi, à la question: «Est-ce que les enfants nés de personnes titulaires d’un permis F ou de réfugiés statutaires comptent comme de nouvelles demandes d’asile?» La réponse du SEM est: «oui». Autrement dit, ce ne sont pas seulement les enfants nés de demandeur-ses d’asile qui sont comptabilisés dans les «nouvelles demandes d’asile», comme nous l’imaginions. Mais aussi ceux des réfugiés arrivés en Suisse il y a plusieurs années et les nouveau-nés des réfugiés des guerres et violences généralisées que sont les titulaires d’admission provisoire ayant fui la Somalie, la Syrie, l’Afghanistan…

A la deuxième question: «Est-ce que les regroupements familiaux de titulaires de permis F et de réfugiés statutaires comptent comme nouvelles demandes d’asile?» La réponse du SEM est encore positive. Pourtant, dans ces situations-là, il n’y a pas forcément de demande d’asile déposée ni de procédure d’examen individuelle.

Des chiffres gonflés de 17% à 30%

Tel est le cas des parents, conjoint-e-s ou enfants venu-e-s rejoindre une personne titulaire d’une admission provisoire (permis F). Ils sont en règle générale directement inclus dans l’admission provisoire de leur proche dans le cadre d’une procédure cantonale relevant de la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), qui n’a rien à voir avec la procédure d’asile. Ils pourront déposer une demande d’asile par la suite, si des motifs individuels le justifient. Mais dans la majorité des cas, ils viennent simplement rejoindre leur proche dans les cantons.

De même, c’est souvent une simple demande d’inclusion dans le statut de leur parent qui prévaut pour les membres de la famille d’un réfugié en admission provisoire (permis F réfugié) ou bénéficiant de l’asile (permis B réfugié). Même si une procédure d’asile individuelle est possible (permis F réfugiés) ou prévue (B réfugiés), le SEM souligne que «dans la pratique», les personnes concernées font rarement valoir leurs propres motifs d’asile.

Naissances et regroupements familiaux, y compris de personnes titulaires d’un permis F, sont donc inclus dans ce fameux nombre de «nouvelles demandes d’asile» comptabilisées par la Suisse. Un chiffre qui fait frémir le monde politique et médiatique à chaque hausse communiquée par le SEM et devrait questionner celles et ceux qui façonnent (et ont façonné) la politique de l’asile.

Car en réalité, sur ces quinze dernières années, naissances et regroupements familiaux représentent en moyenne 17% du total des «nouvelles demandes d’asile». Une part en constante augmentation, puisqu’elles dépassent les 30% depuis 2017, atteignant 38% en 2019! De surcroît, parmi ces demandes secondaires, 69% sont des naissances (voir graphique 1).

Les mesures législatives édictées sur la base de ces données biaisées ont conduit, au fil des années, à des tours de vis successifs dans le droit d’asile. L’exemple érythréen est à ce titre sidérant (voir graphique 2).
Les attaques législatives et politiques à l’encontre de cette communauté n’ont cessé depuis 2005³>Stefania Summermatter, «La ‘question érythréenne’ entre politique et droit», Universités de Berne, Neuchâtel et Fribourg, 2017. et la reconnaissance par la jurisprudence suisse de son besoin de protection face aux violations des droits humains du régime d’Asmara⁴>JICRA 2006/3 (20.12.2005)..

Les Erythréen-ne-s figurent depuis des années au top 3 des premiers pays d’origine des «nouvelles demandes d’asile»? En réalité, hormis un pic en 2014 et 2015, qui a vu une augmentation générale des requêtes de ces exilé-e-s dans toute l’Europe, leur nombre a été surestimé de 30 à 40% par l’inclusion des naissances et des regroupements familiaux. Depuis 2017, ces données constituent même plus de 80% de la statistique des demandes érythréennes.

L’accueil, l’hébergement de ces enfants ou proches n’est pas un enjeu puisqu’ils vivent déjà dans les cantons et sont pour la plupart intégrés. Ils ne mobilisent donc généralement pas les ressources du SEM pour le traitement des demandes d’asile. Mais les pressions politiques, fondées sur des surestimations flagrantes, n’ont jamais cessé. Elles ont conduit aux durcissements législatifs de 2012 et aux divers arrêts du Tribunal administratif fédéral, dont l’effet a avant tout été de fragiliser et de marginaliser cette communauté.

Ces nouvelles données doivent aujourd’hui conduire à une prise de conscience de la population, des médias et des acteurs politiques sur le fait que le nombre de demandeurs d’asile, au sens où ils se les représentent – des personnes qui franchissent nos frontières pour demander une protection –, est largement surestimé.

Et à un sérieux questionnement de l’objectif de dissuasion sous-jacent aux durcissements de la loi sur l’asile: leur seul effet est une atteinte aux droits de celles et ceux qui se trouvent ici et une restriction à l’accès à une protection pour celles et ceux qui en ont besoin.