Racisme: de la doctrine à l’ordinaire
Le racisme doctrinaire n’est plus, semble-t-il; du moins il s’actualise sous forme de racisme systémique, institutionnalisé ou ordinaire. En effet, le racisme a toujours été une idéologie où la «science» et la philosophie en général ont joué un rôle majeur dans la hiérarchisation de catégories d’êtres humains, en avançant l’idée de la race comme concept biologique parant l’humain du non humain et contribuant au cercle vicieux de la déshumanisation.
Pour rappel, l’idéologie raciste s’est notamment développée et systématisée au XIXe siècle avec des approches centrées sur des tentatives explicatives des différences entre les groupes humains. Quant au racisme néocolonial, il se veut plutôt différentialiste et culturel. Il reste toutefois toujours adossé à un postulat de la sacralisation et l’absolutisation des différences physiques ou culturelles entre les groupes humains.
De notre point de vue, le racisme constitue sans doute une de ces apories de la postmodernité, un monde aux identités complexes. Dans son déploiement, le racisme laisse apparaître un caractère complexe et pluridimensionnel. Par-delà cette complexité et cette pluralité, il a pour marque un déni d’identité et d’humanité par la négation ou l’infériorisation de groupes ethnoculturels. De ce point de vue, la définition d’Albert Memmi selon laquelle le «racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression», garde toute son actualité.
La mécanique raciste se présente donc comme «un ensemble de pratiques discriminatoires institutionnalisées ou imposées dans les faits». L’article 1.1 de la Convention internationale pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale définit la discrimination raciale comme: «toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique».
« Le caractère systémique et institutionnalisé du racisme lui permet de continuer à opérer; il culmine par des violences policières et par des processus de ségrégation, de discrimination et d’exclusion » Ibrahima Guissé
Aujourd’hui, le racisme existe et persiste dans une certaine mesure dans toutes les sociétés, tous les pays et toutes les régions du monde. C’est un héritage continu, une séquelle du colonialisme et de l’esclavage dont l’effet rémanent des iniquités et des injustices historiques se fait toujours sentir. Dans beaucoup de pays, des pratiques discriminatoires ont été intégrées de façon tout à fait routinière aux différents processus bureaucratiques et ont ainsi été incorporées à la structure même de fonctionnement des différentes institutions. Ce caractère systémique et institutionnalisé permet alors au racisme de continuer à opérer; il culmine par des violences policières et par des processus de ségrégation, de discrimination et d’exclusion.
Sortir des oppressions
«C’est un jour historique à Genève, il n’y a jamais eu autant de monde. Le mouvement ne va pas s’arrêter là», clamait le 9 juin dernier un des participants à la marche contre le racisme{[(|fnote_stt|)]}>Organisée à Genève à l’appel du mouvement Black Lives Matter Suisse romande, la marche du 9 juin a réuni plus de 10 000 personnes. La mobilisation contre le racisme et les violences policières s’est étendue à toute la Suisse le week-end suivant. Lire Le Courrier des 10 et 15 juin 2020. {[(|fnote_stt|)]}>, au moment de la clôture de la manifestation au Parc des Cropettes.
Une mobilisation transnationale des indignés du racisme et des violences policières s’est mise en place depuis l’assassinat effroyable à Minneapolis de George Floyd, un Afro-américain tué froidement par le genou meurtrier d’un policier blanc. Il est peut-être tôt pour savoir si ce tragique événement marque un tournant de la lutte contre le racisme et toute forme de discrimination systémique. Il reste que la spectaculaire protestation transnationale laisse apparaître que le mal est profond et qu’il constitue le plus grand des défis, notamment pour les sociétés démocratiques. On aura remarqué que c’est dans les principaux pays de tradition esclavagiste et coloniale que les contestations ont pris des formes politiques inédites, avec une remise à jour d’un passé toujours présent.
Pourtant, depuis au moins deux décennies, il a bien été établi – avec des propositions d’actions esquissées – que les sources, causes, formes et manifestations du racisme et de la discrimination découlent de la traite atlantique et du colonialisme; et que les Africains, les personnes d’ascendance africaine, de même que les personnes d’ascendance asiatique et les peuples autochtones, ont été victimes et de ces actes et continuent à les subir.
Georges Floyd, victime d’un racisme systémique
Pour des milliers de manifestants africains et afro-descendants dans le monde, Georges Floyd serait ainsi la victime d’un racisme systémique, séquelle de pratiques et politiques esclavagistes et coloniales de l’Europe expansionniste des siècles précédents. Cette affinité élective expliquerait les revendications mémorielles des manifestants antiracistes et le fait que l’espace public de certains pays d’Europe et d’ailleurs se voit ainsi sommé de se défaire des statues des précurseurs et promoteurs de la traite des esclaves et du colonialisme. En effet, si l’on admet que l’espace public n’est pas hors de l’histoire, il est condamné alors à évoluer avec la société et à ne pas continuer à symboliser la souffrance pour une partie des citoyens. On pourrait même voir en cette revendication de neutralisation de l’espace public la volonté d’application d’une forme de justice réparatrice qui tienne compte des demandes de gouvernance mémorielle des victimes de siècles de déshumanisation.
C’est dans un tel contexte que prend toute son importance le discours de Michelle Bachelet, la haute-commissaire aux droits de l’homme, prononcé le 17 juin lors du «Débat urgent sur les violations actuelles des droits de l’homme d’inspiration raciale, le racisme systémique, la brutalité policière et la violence contre les manifestations pacifiques» au Conseil des droits de l’homme de l’ONU: «Derrière la violence raciale, le racisme systémique et la police discriminatoire d’aujourd’hui se cache l’incapacité de reconnaître et de confronter les séquelles de la traite négrière et du colonialisme. Pour construire des bases plus solides pour l’égalité, il faut mieux comprendre l’étendue de la discrimination systémique, avec des données ventilées par ethnie ou race. Nous devons également réparer des siècles de violence et de discrimination, notamment par des excuses officielles, des processus d’expression de la vérité et des réparations sous diverses formes.»
Scruter les angles morts
En 2011, le nombre de personnes d’ascendance africaine en Europe était estimé entre 7 et 9 millions. Alors que de nombreuses études montrent que ces personnes subissent des discriminations multiples et variées liées à l’origine sociale, la naissance, la langue, le sexe, l’âge, le profil racial, etc., l’absence de données fiables et détaillées dans divers secteurs de la vie publique et privée continue à être un obstacle majeur pour conduire des politiques mieux ciblées et adaptées aux besoins et à la situation spécifique de cette population potentiellement victime de discrimination raciale. Certains pays européens refusent officiellement de reconnaître toute minorité ethnique, tandis que d’autres désagrègent les données d’une manière qui cache plus qu’elle ne révèle la situation des minorités racisées. A quatre années de l’échéance de la décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) de l’ONU, le spectaculaire mouvement d’aspiration à l’égalité et à la justice qui vient d’émerger devrait être considéré par les décideurs politiques européens comme une invite à prendre en compte toute la complexité de la question ethno-raciale, inséparable des inégalités sociales.
Dans le contexte particulier de la Suisse, peut-être que le moment serait venu, dans une perspective de meilleure connaissance de l’intersectionnalité des discriminations, d’investiguer davantage les angles morts des politiques publiques d’égalité et d’intégration. Cela pourrait aider à mieux comprendre le cumul des injustices et ainsi adresser les discriminations multiples vécues dans les divers secteurs et activités de la vie. L’enquête de l’Office fédéral de la statistique sur le vivre ensemble en Suisse (2016) laisse apparaître que la part des populations se déclarant victimes de discrimination dans les principaux domaines de la vie se répartit ainsi: travail (48%); discussion (29%); espaces publics (par exemple, les transports) (25%), école, formation (16%), recherche de logement (12%); administration publique (8%); police (6%). Globalement, le secteur du travail apparaît le plus touché par des pratiques de discrimination – une tendance lourde observable depuis plusieurs années, selon le rapport 2018 de la Commission fédérale contre le racisme (CFR). Dans le même sens, la CFR fait observer dans son rapport 2019 portant sur les incidents racistes en Suisse que la xénophobie et le racisme contre les Noirs sont les principaux motifs de discrimination. Ce rapport relève également une montée croissante de l’extrémisme de droite.
Mobilisation historique
La marche du 9 juin, à laquelle nous avons pris part avec une certaine observation participante, nous laisse à penser que cette «mobilisation historique», constituée d’une immense masse hétéroclite composée en grande majorité de jeunes de toutes couleurs, traduit une volonté de vie commune et un sain refus de toutes formes d’oppression, de stigmatisation et de discrimination systémique, notamment dans les divers domaines de la vie ordinaire. Que cette manifestation se tienne dans le canton le plus cosmopolite de Suisse et qui compte le plus d’étrangers permet aux autorités politiques locales de mieux saisir le message envoyé par des milliers de personnes de toutes origines qui ont bravé les mesures de «distanciation sociale» pour réclamer de meilleures pratiques d’inclusion sociale et de non-discrimination.
Enfin, il nous semble utile de garder à l’esprit que lorsque des citoyens ou non-nationaux se sentent discriminés ou en inégalité de chances face aux opportunités de la vie, de telles injustices agissent comme des multiplicateurs d’impacts sociaux nocifs – tels que le rejet de l’autre, le repli identitaire, les maladies mentales et physiques, etc. Qu’il s’agisse de pratiques conscientes ou inconscientes de discrimination ou d’exclusion, c’est toute la collectivité qui finit par être impactée, notamment en termes d’obligations de respect des droits sociaux des individus et de veille sur la cohésion sociale. De ce point de vue, la cohésion sociale est exposée à la recherche continue de nouvelles approches et mécanismes adaptés aux réalités et dynamiques changeantes. Il est donc important, en particulier dans un contexte inédit de post Covid-19, avec tout ce que cela comporte d’incertitudes et de nouvelles urgences, de renforcer et réadapter les moyens et les stratégies pour mieux adresser les défis liés à l’inclusion sociale et à une meilleure considération des groupes les plus vulnérables et les plus exposés à la discrimination.
* Chercheur associé à l’Institut de recherches sociologiques (IRS), Université de Genève, et expert indépendant, membre du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD).