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«Ni fous, ni morts»: ode à la résistance

D’anciens détenus politiques témoignent de la lutte collective à la prison de Coronda sous la dictature argentine. Leur livre Ni fous, ni morts pose un acte de mémoire qui s’inscrit dans l’histoire universelle de la résistance aux crimes d’Etat. Dialogue avec Augusto Saro, président d’El Periscopio, le collectif d’auteurs qui a porté le projet.
«Ni fous, ni morts»: ode à la résistance
Manifestation de joie après la condamnation des deux ex-commandants de gendarmerie, directeurs de Coronda pendant la dictature, le 11 mai 2018 | El Periscopio.
Parution

Apparu à la fin mars en librairie – en Suisse et en France –, Ni fous, ni morts1>Collectif (El Periscopio). Ni fous, ni morts: prisonniers politiques sous la dictature argentine, Coronda 1974-1979. Editions de L’Aire, mars 2020.
Les rencontres publiques prévues ce printemps dans plusieurs villes romandes et à Berne ont été annulées. Elles devraient avoir lieu à partir de septembre.Info.: www.nifousnimorts.com/
est une version augmentée et traduite en français de l’ouvrage Del otro lado de la mirilla (De l’autre côté du judas), sorti en 2003 en Argentine. A travers les récits d’anciens détenus politiques de la prison de Coronda, province de Santa Fe, incarcérés sous la dernière dictature, le livre témoigne de la résistance collective qui a émergé, entre 1974 et 1979, du sinistre centre de haute sécurité; et qui aura contribué, quelque quarante ans plus tard, à conduire deux de ses ex-directeurs sur le banc des accusés.

«La version en français a été publiée le 24 mars, à la date anniversaire du tragique coup d’Etat de 1976. C’est une contribution importante au travail de reconstruction collective de la mémoire», relève Augusto Saro, ex-détenu et actuel président d’El Periscopio – l’association formée par le collectif d’auteurs qui a assuré la publication des deux éditions. Une «Mémoire» que les anciens prisonniers de Coronda ont tracée en lettres capitales dans l’introduction de Ni fous, ni morts. Parce qu’elle constitue «le meilleur antidote» aux brutalités du pouvoir, en tout lieu et à tout moment de l’histoire.

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La mémoire, c’est l’essence de l’identité» Augusto Saro

 

La version française Ni fous, ni morts paraît dix-sept ans après l’édition originale en espagnol. Qu’est-ce qui vous a motivé à lancer ce projet?

Augusto Saro: Depuis des années, la traduction de Del otro lado de la mirilla était l’un des rêves de notre association. Cette nouvelle édition en français est le fruit d’un échange que nous avons eu, en 2018, avec une professeure suisse de littérature, à la suite du procès à Santa Fe des anciens directeurs de Coronda. Après avoir découvert l’existence de notre livre en espagnol, elle a été très surprise par son caractère collectif. Son enthousiasme nous a encouragés. Nous avons abordé le projet avec le sentiment que la reconstruction collective de la mémoire est une tâche qui dépasse les frontières d’un pays ou d’un continent. Une conviction renforcée par l’engagement d’un groupe de militant-e-s suisses de la solidarité internationale, réunis par l’un des auteurs basé à Berne. Sans le travail exemplaire de cette douzaine de membres, ni le soutien financier de quelque 70 personnes, Ni fous, ni morts n’aurait pas existé.

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1153 prisonniers politiques sont passés par la prison de Coronda entre 1974 et 1979. I Sergio Ferrari

 

Quels sont les apports de cette nouvelle version, comparée à la première?

La version d’origine est constituée d’une septantaine de témoignages réunis en 38 chapitres, qui forment une mosaïque d’expériences de la résistance menée dans la prison de Coronda. Cela reste identique dans la version française. Cependant, nous avons ajouté un nouveau chapitre accompagné de photos et d’illustrations en couleurs. Ce complément décrit le procès et la condamnation, en 2018, des commandants de la Gendarmerie nationale qui dirigeaient la prison; c’est un procès auquel El Periscopio s’était porté partie civile.2>Cf. B. Perez, «La prison comme torture», «Le régime carcéral de Coronda reconnu comme une torture», Le Courrier, 24 avril et 14 mai 2018. Nous avons également mis à jour l’introduction et le prologue, en tenant compte du temps qui passe, des nouveaux destinataires du livre et de quelques clés de lecture qui peuvent – avec beaucoup de modestie – contribuer à la dynamique sociale de cette troisième décennie du XXIe siècle.

Il semble que pour El Periscopio, le thème de la mémoire soit presque devenu une «obsession»…

C’est vrai. Pas seulement pour nous, les anciens de Coronda, mais également pour tou-te-s les survivant-e-s du terrorisme d’Etat, leurs familles et leurs proches, organisés en centaines d’associations de défense des droits humains dans toute l’Argentine. Parce que la mémoire est un élément central de l’identité d’un peuple, et parce qu’il est impossible de construire une société véritablement démocratique sur la base de l’oubli, du déni et de l’impunité. Cela m’amène à préciser de quel genre de mémoire, de quel type de faits nous parlons. Il ne s’agit pas d’un concept littéraire. Cela signifie: se souvenir et comprendre la dictature civilo-militaire argentine (1976-1983) comme un véritable plan stratégique visant à éliminer toute opposition politique et à réformer la société dans tous ses aspects. Un plan qui s’est soldé par un véritable génocide, avec des centaines de morts, 30 000 disparus, plus de 10 000 prisonniers politiques [dont 1153 à Coronda] et des milliers d’exilés internes et externes. Ce plan a été imaginé par le pouvoir dans le cadre d’une stratégie régionale. Le terrorisme d’Etat avait commencé à se développer avant le coup d’Etat, avec des meurtres commis par des bandes armées paraétatiques. Ce terrorisme a pris forme après l’assaut contre le pouvoir en place, le 24 mars 1976. Il pouvait compter sur l’engagement et la participation active des grands groupes économiques, des forces armées et de sécurité, ainsi que des autorités de l’Eglise catholique. Avec le soutien complice des médias dominants, de secteurs du pouvoir judiciaire et aussi d’une frange de la société civile qui, par peur ou inconscience, se taisait face au génocide. D’autres civils ont sciemment collaboré avec les oppresseurs en dénonçant les militant-e-s et les opposant-e-s dans les quartiers, les écoles, les usines, les collèges, les universités.

Vous avez évoqué l’implication d’El Periscopio dans le procès de 2018. «Mémoire, vérité et justice» figurait parmi les slogans promus par l’association. Quel bilan tirez-vous de l’expérience?

Nous considérons que notre contribution à la vérité, de par notre histoire et notre pratique, a été très importante. Nous étions partie plaignante et le livre Del otro lado de la mirilla a servi de preuve pour l’accusation. Nous avons témoigné et, avec notre voix, nous avons porté celle des quatre compagnons tués au cours de leur détention à Coronda. Nous avons dévoilé le document «Campagne des retraités» [de nature secrète sous la dictature], dans lequel figuraient les directives visant à la destruction psychique et physique des prisonniers politiques.
En ce qui concerne la mémoire, pendant les cinq mois qu’a duré le procès – de la fin 2017 au 11 mai 2018 – nous avons invité des enseignants, des étudiants, des militants sociaux, des dirigeants syndicaux et des politiciens à assister aux audiences. Nous avons obtenu la condamnation des deux principaux inculpés à vingt-deux et dix-sept ans de prison pour crimes contre l’humanité. Il n’y avait pas le moindre doute sur la responsabilité totale de l’ensemble du corps de gendarmerie dans l’action répressive. En outre, en même temps que la sentence, la Cour a ordonné l’ouverture d’une enquête sur le rôle joué par le reste de la gendarmerie et les gardiens de prison de Coronda. Ce sera le prochain procès, actuellement en cours d’instruction. Je tiens à souligner l’excellent travail professionnel et solidaire de notre équipe d’avocats, membres du collectif Hijos, qui regroupe les enfants de disparus.

Un livre sur un sujet si spécifique, portant sur des événements survenus il y a plus de quarante ans, peut-il avoir un impact en Europe, loin du lieu où les faits se sont produits?

Oui. Le pouvoir détenu par les puissants – et leurs stratégies pour le conserver – est une question universelle, tout comme la résistance du peuple à ce pouvoir injuste. Les formes varient au cours de l’histoire, en fonction des caractéristiques de chaque société, mais il s’agit d’une seule et même question: celle de l’éternelle dispute entre ceux qui assujettissent le peuple et ceux qui aspirent à vivre en liberté. En définitive, comme nous le mentionnons dans la nouvelle introduction du livre, quelle est la différence entre être tué dans un camp d’extermination européen ou dans un camp d’Amérique latine? Entre mourir face à une dictature latino-américaine ou dans les eaux de la Méditerranée pour échapper à la famine, à la guerre ou en tant que réfugié climatique? Reconstituer l’histoire des luttes pour l’émancipation des peuples est une contribution à la mémoire universelle et un antidote à la répétition des brutalités du pouvoir.

Difficile de conclure sans évoquer la situation politique actuelle en Argentine… Quelle est la place des anciens prisonniers et des organisations de défense des droits humains aujourd’hui? Où se situent les défis?

En ce qui concerne le nouveau gouvernement [de centre-gauche, présidé par Alberto Fernández depuis le 10 décembre 2019], il est encourageant d’entendre que la triade «mémoire, vérité et justice»  – délibérément tenue à l’écart sous l’administration Macri – sera à nouveau promue comme une politique d’Etat. Quant à la place qui nous revient, ce sera celle que nous saurons occuper par notre militantisme, en exigeant la mise en jugement et la punition des responsables du génocide, en soutenant la recherche des bébés volés sous la dictature et en promouvant les compensations pour tous ceux qui en ont souffert. Il est important de s’extraire de la situation présente et de se référer strictement au terrorisme d’Etat, étant donné que le sujet des droits humains englobe tous les aspects de la vie des personnes et, en particulier, la violation des droits. Il faut relier nos luttes à d’autres qui, depuis des années, font irruption dans la vie politique. Pour ne citer que deux exemples: le combat des femmes contre le patriarcat; la lutte des mouvements écologistes contre l’économie extractive qui met la planète en danger de mort.

Notes[+]

Sergio Ferrari est journaliste au Courrier, ancien prisonnier politique de Coronda et membre de l’association El Periscopio. Traduction: Rosemarie Fournier.

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